Du sang sur la tête

(Texte écrit le 21/03/2023)
La jeune fille sortit du collège, le cœur serré mais l’esprit serein. Aujourd’hui, elle n’avait rien fait, rien dit, rien pensé. Elle avait été parfaite en tout point, écoutant les professeurs, écrivant ses leçons, évitant le contact avec les autres en faisant en sorte de bien se faire voir de son frère au loin dans la cour : elle était bien seule et sage.
Cependant, elle avait un secret. Une bombe même. Sur elle. Elle l’ignorait encore. Elle n’allait pas tarder à la découvrir en même temps qu’Elle. Pour le moment, elle marchait d’un pas léger, même si elle aurait voulu marcher en arrière, longtemps, loin. Elle regardait les autres élèves rire, s’élancer dans les rues, parler à leur papa, leur maman, ou leur frère, sans ombre dans les yeux, sans larmes sur les joues.
Elle arriva dans sa rue. Dans cette rue où toutes les maisons se ressemblent, où tous les voisins vous connaissent, cette rue où tout a commencé.
Elle arriva devant la barrière de bois, celle où une cloche pendait pour que les visiteurs, rares, s’annoncent avec l’originalité qu’Elle voulait, et l’ouvrit. Dalle de ciment sous le pied, cartable léger sur le dos, elle parcourut le chemin qui menait du bout du jardin à la porte de la cuisine. Le couloir de la mort. Elle enleva ses chaussures, les déposa près de la marche, dehors, et entra, en inspirant, lorgnant déjà le plan de travail où l’attendait un goûter frugal : deux biscuits, ce qui, en soi, était beaucoup, en vérité, quelle chance avait-elle. Elle dit « bonsoir » tout haut, prit son repas et fila dans la salle à manger, prête à faire ses devoirs.
« Et ton carnet ? Et ton agenda ? gueula une voix de l’autre pièce, le salon.
La jeune fille regarda ses frères et sa sœur qui faisaient aussi leurs devoirs, calmes autour de la table, frémit, et prit son sac pour se rendre devant sa mère. Même si elle n’avait rien à se reprocher, elle avait peur. Elle avait toujours peur d’Elle.
Le sac devant Elle, posé à terre, la fille gardait les yeux par terre et le cerveau à l’envers. Elle se demandait ce qu’elle avait fait de mal, des fois que… la jeune fille se sentit mal, son ventre se tordait et son cœur battait la chamade. Elle vit Ses mains faire glisser la fermeture, ouvrir le sac et en sortir le carnet de correspondance. Assise dans le canapé, Elle tourna les pages frénétiquement et le coeur de la fille battait la mesure avec la peur aussi pulsatile que son sang.
Là, une éternité passa. Et durant cette éternité, Elle devint calme, noire, bouillante, tandis que la jeune fille se liquéfiait dans la même cadence, dans une tempête silencieuse. Les yeux disaient tellement de choses. Les yeux criaient les vérités. Et durant cette éternité, le destin de la jeune fille fut scellé.
Par une signature. La signature d’une assistante sociale.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-Elle en montrant la page où trônait indifféremment le nom si mal écrit de l'employée du collège à côté de son nom sur le feuillet du personnel. Sur cette colonne dédiée aux noms des professionnels de l'établissement.
— Je sais pas, elle est passée dans les classes pour se faire connaître, répondit la jeune fille en tentant de contrôler ses tremblements.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? continua-t-Elle en soufflant pour montrer qu’elle se contrôlait devant sa fille.
— Je ne sais pas, elle est passée dans les classes pour se faire connaître. »
Le dialogue dura quelques minutes, dialogue de sourds entre un juge et une condamnée. Même question, même réponse.
Dialogue d’abord parlé… puis ensuite… allaient venir les coups. Mère, fille et père se rendirent dans la cuisine où la jeune fille s’agenouilla - dû s'agenouiller - les mains derrière la tête, les larmes au bord des paupières, sachant, ou ne sachant pas – après tout – ce qui l’attendait. Ne pas pleurer, ne pas pleurer pour rien surtout, se dit-elle en inspirant longuement pour garder courage.
« Pourquoi l’assistante sociale a inscrit son nom dans ton carnet sale conne ? »
La jeune fille se dit qu’elle devrait bien dire la vérité, mais après son premier mensonge, la croirait-on ?
Elle ravala ses larmes, reçut la première gifle sans bouger et ouvrit la bouche pour lancer d’une traite la vérité, celle qui était tellement innocente qu’elle n’y avait même pas pensé de la journée. Celle qu’elle pensait juste, et celle qui défendait sa Mère, Elle, contre le monde.
« La prof d’anglais m’a envoyé dans son bureau parce qu’on n’a pas acheté la cassette d’anglais, elle voulait savoir si on avait des soucis d’argent, mais j’ai dit que non et que leur cassette de merde m’intéressait pas... »
Elle n’ajouta pas que c’est pourtant Elle qui n’avait pas voulu l’acheter, cette putain de cassette.
Hélas, Elle ne fut pas convaincue.
« Dis-moi la vérité, t’as été la voir pour te plaindre ! Dis moi la vérité carone ! Poufiasse !
— Mais c’est la vérité maman ! sanglota la jeune fille à genoux et les joues rouges de doigts trop caressants. »
Le manège dura des minutes entières. Ses frères et sa sœur avaient filé dans leur chambre, histoire de ne pas voir leur suppliciée de victime, de souffre-douleur, de coupable désignée, de ne pas avoir de sentiments, de ne rien ressentir en entendant les hurlements chuchotés par l’enfant de douze ans qui pleurait à genoux dans la cuisine.
« Dernière chance, dit-Elle en prenant une écumoire en fer derrière elle. Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Rien !
— Ha ouais ? »
Et elle asséna un coup de l’ustensile sur la tête de l’adolescente déjà épuisée qui ne sentit finalement qu’un léger choc. La stupeur l’ayant fermée à la douleur.
C’est quand elle vit les yeux de sa mère s’agrandir, quand elle y lut de la peur, qu’elle comprit qu’elle allait mourir.
C’est quand le sang afflua sur son visage et tomba goutte à goutte sur le sol qu’elle comprit que cette fois, c’était allé trop loin.
Elle pouvait tolérer la ceinture, les coups de poing, les gifles, les étouffements, les crachats… mais le sang… Voir le sang couler lui déchira le cœur. Elle voulait la tuer. Elle l’avait tuée.
Elle fit relever Sa fille, le père, aussi amorphe que d’habitude, sortit fumer une cigarette.
Elle l’emmena dans la salle de bain laver la tête de son enfant détestée et y déposa des litres de Bétadine tandis que le sang souillait le lavabo si blanc, si brillant; tellement et toujours si étincelant. La jeune fille resta muette devant les soins… c’était une soirée étrange.
Elle avait cru mourir et finalement, sa maman prenait soin d’elle. Elle avait cru mourir et sa famille lui installa un matelas dans la salle à manger pour veiller sur elle durant la nuit… Elle avait cru mourir et elle reçut des magazines le lendemain.
Elle avait cru mourir et finalement elle fut aimée. Et elle fut aimée bien souvent.
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Ceci est une histoire vraie.
Un seul numéro si vous soupçonnez de la maltraitance chez quelqu'un ou si vous en êtes victimes (mineurs) : 119