Horror Stories

Le pont qui crie


Le pont qui crie. (janvier 2023)
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Extrait du journal local, 12 janvier 2006

"Disparition de la petite Dylane D. - 10 années sans nouvelles.
Depuis que ses parents ont déclaré sa disparition le 12 janvier 1996 et malgré les nombreuses investigations, recherches, interrogatoires, battues et dragage des canaux, personne n’a jamais plus eu de nouvelles de l’enfant de 12 ans à l’époque des faits, disparue du jour au lendemain au détour du chemin de l’école. Cela fait maintenant 8 ans que les recherches ont cessé, que le dossier est devenu un « cold case » que tout le monde espère rouvrir un jour, déclarent les gendarmes de la commune.
« Nous fêtons le triste anniversaire de notre enfant ce jour, déclarent les parents, en larmes devant notre journaliste. Nous souhaitons toujours son retour, nous ne pouvons croire au pire, nous ne voulons le croire. Si quelqu’un la détient encore, qu’il nous fasse savoir qu’elle respire, qu’elle va bien… s’il vous plaît… enchérit le père. Nous l’aimons, nous l’aimerons toujours, nous lui gardons sa chambre, ses affaires. Dylane, si tu nous lis, si tu nous entends, si tu le peux, rentre à la maison… dans ta famille... Tu nous manques tellement...»
L’émotion est présente dans toute la commune qui organise une marche blanche ce vendredi 12 janvier afin de ne pas oublier Dylane, enfant de tous."

*** *** ***

Elle marche, transie de froid, de peur peut-être aussi, et trempée de sang. Elle marche depuis des heures, sans regarder ni derrière, ni à droite, ni à gauche quand elle traverse. Elle marche, les pieds nus, sales, souillés de sang, de pus, de merde et de terre. Elle marche dans sa robe grise et trouée, autrefois blanche, autrefois belle, autrefois propre. Elle marche loin, le plus loin possible, à s’en égratigner les pieds sans souffrir une seule fois, à blesser ses muscles atrophiés sans lâcher l’horizon des yeux. De ses yeux sans vie.
La lune, blanche, froide, perpétuellement au dessus d’elle, l’éclaire. Elle éclaire son visage blafard, ses yeux pochés et sa bouche tordue dans un rictus de boxeur, ses lèvres enflées ne lui laissant pas d’autre choix. Si elle souriait la bouche ouverte, vous ne verriez qu’un trou noir. Un trou de désespoir, sans dents, et une langue qui n’a que trop saigné.
Elle marche dans la nuit, dans le froid, dans le sang depuis des heures. Elle porte dans une de ses mains un couteau qu’elle agrippe de toutes ses forces. Un couteau de poche. Marron de sang sec et puant. Elle porte un sac dans l’autre main. Un sac de cuir fermé. Puant lui aussi. Puant et remuant.

Elle marche le ventre vide. Les entrailles hurlantes. Les jambes luisantes et rouges, perdant de temps à autre des caillots visqueux. Elle marche en pleurs, les larmes lavant son visage blanc de sa peau laiteuse cachée sous une couche de terre qui l’a avalée chaque jour depuis la dernière fois qu’elle a vu le soleil.
Les larmes coulent sur la robe sale et tombent sur les pointes de ses tétons gonflés qui pleurent eux aussi. Qui pleurent de larmes de lait. Elle marche encore, ne s’arrête jamais. Traverse villes, parcs, prairies, champs, villages… en une nuit. Elle arrive enfin au matin, quand la lune tombe derrière la Terre et que le soleil, rougeaud, montre ses premiers rayons.
Elle arrête de marcher. S’assoit devant une porte marron, une église ou quelque chose qui s’y apparente. Ouvre le sac. Prend la chose remuante.
Ses seins pleurent toujours, mais cette fois dans la bouche du monstre dans ses bras. Il la dévore, encore et encore et, repus, s’endort à nouveau. La femme le remet dans le sac, referme celui-ci et le laisse là, aux plaisirs du vent frais, le couteau à côté, comme pour laisser à la petite chose une chance de survie.
Puis elle s’en va, sans se retourner.

Elle marche à nouveau, sans rien d’autre dans les mains que sa culpabilité, sa peur et son horreur. Elle revoit. L’homme. La cave. Les étreintes. Forcées. Les viols. Il faut le dire. Elle marche sans se retourner, même si les cris de… du bébé retentissent encore jusqu’à ses oreilles pourtant en chou-fleur et saignantes. Même si les cris de son bébé réveillent en elle une bête endormie : la rage et la tristesse mêlées.

Elle a gagné. Mais elle a perdu aussi.
Elle a dû le trouver maintenant, se dit-elle. Sans ses couilles. Sans son souffle. Elle a dû trouver son corps sanglant sur le canapé. Ils doivent être à ses trousses.
Elle revoit son cartable dix ans avant, quand elle a ouvert la porte de l’entrée pour la dernière fois. Elle se revoit marchant guillerette vers l’école. Elle sent encore son dos être happé par une force noire, par un démon. Elle revoit le soleil, dernière image du dehors avant ce soir.

Elle entend les infos. Elle voit ses parents à la télé. Celle qu’il avait installée pour l’amuser entre deux jeux d’amour, loin de sa maman. Elle revoit les dix années passées dans le noir. Elle sent à nouveau les mains, le sexe, l’odeur de son « sauveur ». Elle s’entend hurler après sa mère. Qui n’est jamais venue. Elle voit son père pleurer à la télé. Et elle subit le monstre tous les jours en regardant son cartable rose devenir noir de crasse, devenir invisible.

Elle marche sous le regard des badauds ébahis devant cette chose sanglante et tuméfiée. Elle marche sous les rayons qui commencent à la chauffer. Elle marche jusqu’au premier pont venu.

L’enjambe.

Et elle saute.

Et elle hurle, le plus fort possible, pour enfin, enfin, se libérer. De toute façon, elle était déjà morte.

Au moment où son corps heurte la surface de l’eau glacée, la porte marron où elle avait abandonné le sac s’ouvre et une main l'agrippe, l’ouvre et en sort un bébé tout juste né, avec le cordon encore relié au placenta, un bébé recouvert de vernix et d’une robe en guise de couverture. Une robe d’écolière usée et sale.

La robe de la femme dans les eaux, elle, blanchit dans les eaux écumeuses du canal furieux. Son visage s’apaise après avoir heurté le béton des rebords, faisant passer ses bleus et ses blessures pour de vulgaires égratignures. Elle flotte. Elle flotte vers l’inconnu. Elle flotte dans le jour. Sans plus jamais à n’avoir peur. Sans plus jamais souffrir. Elle est libre. Libre. Et le sang qui s’écoule de ses jambes écartelées s’enfuit lui aussi.

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Extraits du journal local après la découverte.

15 janvier 2006

"Après la découverte du corps de Dylane et de l'enfant dans la robe de sa mère, robe montrée maintes et maintes fois à l'époque des recherches de la petite, la police s'est tout de suite mise au travail et les investigations les ont menés là où ils le soupçonnaient le moins."

« C’est une bien triste histoire… affirme le maire. Bien triste. Nous sommes tous sous le choc. À qui voulez-vous faire confiance après ça ? Qui est un monstre ici ? Qui ne l’est pas ? Nous saluons le geste de Dylane, d’avoir confié l’enfant… espérons pour lui une vie meilleure.»

« Personne ne s’attendait à ça. J’en vomis chaque fois que je pense à elle… à lui… à eux deux… Il pleurait tous les jours ! Si elle n’avait pas fait d’hémorragie post-partum, elle ne serait jamais remontée de la cave, vous vous rendez compte ! affirme la mère en se mouchant. Tout ce temps elle était chez moi ! Chez moi ! Il a fallu qu’il panique pour… pour qu’il la laisse sortir ! Je ne l’ai même pas revue, je ne l’ai même pas entendue ! Je refuse d’y croire. Hier encore nous faisions une marche blanche ensemble, main dans la main en son honneur… Je ne peux pas y croire… Non ! C'est un cauchemar, un putain de cauchemar !»

"Madame D. ajoute n’avoir jamais rien soupçonné jusqu'à la découverte de son mari gisant dans son sang et l'arrivée de la police au même moment. Elle est internée depuis quelques heures suite à une crise nerveuse après les aveux de son mari et le déchaînement de la ville devant les faits."

"Le père de Dylane, toujours dans un état grave après l’amputation de ses organes génitaux, est hospitalisé et surveillé par une équipe de policiers. Il sera interrogé après sa sortie pour des aveux plus complets et mis en examen"