Horror Stories

L'alarme de 1990


L’alarme de 1990 - nouvelle courte (2023)
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La première fois que nous avons entendu l’alarme, nous étions dans le lit, en train de faire l’amour sous la lueur complice d’une pleine lune bien blanche. Dans notre lit douillet tout neuf au fond d’un vieux studio récemment acquis au dernier étage d’une tour qui en comportait dix, nous étions haletants, suants, et heureux. La première fois que nous avons entendu l’alarme, Jules venait de jouir et moi de râler, j’en voulais encore et en temps normal, j’en aurais eu encore. Hélas, le bruit strident, le son hachuré d’une sirène rouillée et mourante, son cri inhumain de machine rodée depuis des décennies par l’exercice de ses vocalises, l’onde de son écho... vinrent tout chambouler, pour toujours.

Jules se retira de mon corps sans rien dire et s’enveloppa du drap gris, me laissant frigorifiée sur le lit, et se dirigea vers la fenêtre tandis que j’enfilai ma robe de chambre, sous le choc, restant là, pantoise à le regarder. Il passa un certain temps à observer l’extérieur, baissant les yeux, bougeant la tête à droite et à gauche pour tenter d’apercevoir quelque chose tandis que la sirène n’en finissait pas de faire vibrer ma cage thoracique à la cadence de son hurlement entrecoupé de silences courts. Il regarda même en l’air, des fois que… des fois que nous étions bombardés. Il regarda si longtemps en l’air, les sourcils froncés. Puis, après quelques minutes, il revint dans le lit, me recouvrit du drap et me dit simplement « Il n’y a rien, ça doit être un exercice ». Nous tentâmes d’allumer notre radio mais elle ne parvint qu’à crachoter des grésillements, nous ne saurions rien ce soir-là. Jules me rassura en répétant que ce n’était qu’un exercice. Je le crus et m’assoupis auprès de lui, à peine dérangée par le son hurlant de dehors, trop occupée à m’imaginer à nouveau dans notre étreinte trop vite abandonnée.

Au petit matin, une fois le soleil… non. Il n’y avait pas de soleil. Il n’y avait que du gris, du noir et encore des étoiles dans un ciel nébuleux, déchiré. Et toujours l’alarme. La lune n’était pas là, le soleil n’était pas là et Jules n’était pas là non plus. J’étais dans mes draps souillés, toujours dans ma robe de chambre désormais sale et j’eus un sentiment oppressant en moi. Je regardais, d’où j’étais, à travers la vitre sale le ciel craquelé et j’entendais le son de dehors, les hurlements humains cette fois, et je me dis qu’il m’avait laissée, qu’il m’avait abandonnée alors que le monde tombait, qu’il m’avait laissée pour fuir. Fuir quoi ? Je n’en savais rien, et mon coeur fit le grand huit dans ma poitrine pendant que ma respiration s’accélérait. J’écoutais. Les cris encore, les voitures qui klaxonnaient, l’alarme, le vent si intense, les murmures dans le tout. Les murmures de la fin. Je le sentis au plus profond de moi et les poils se hérissant sur mon corps ne firent que confirmer ce que mon instinct me disait. La radio ne marchait toujours pas.

Puis il arriva. Il entra en trombe dans l’appartement et se mit à faire les cent pas, à marmonner seul dans sa moustache blonde et à regarder toutes les trente secondes dehors, par notre unique fenêtre tandis que l’alarme hurlait toujours aussi fort et aussi entrecoupée de silences qui nous laissaient entendre les cris désespérés en bas et le vacarme des désespérés en fuite.

Jules piétinait la pièce, ne me regardant pas une seule seconde. Je le hélais et enfin, il réalisa que j’étais là. Ses yeux s’agrandirent d’abord de stupeur, comme si me voir là, en vie, normale devant lui était quelque chose qu’il n’avait même pas envisagé ou qu’il avait oublié mon existence jusqu’alors. Puis il frotta son visage et reporta le masque qu’il avait en entrant : la peur.

« Faut pas sortir, faut pas sortir, faut pas sortir. »

Il ne parvint qu’à me dire cela, sur un ton apeuré et à cet instant je vis ses mains, son visage. Ecchymoses, sang, griffures, chemise déchirée… je ne savais pas ce qu’il s’était passé dehors mais il avait l’air de revenir d’une bataille enragée. J’eus un pincement au coeur et je décidai de ne pas lui demander ce qu’il été allé faire alors que l’alarme retentissait toujours et que la consigne numéro un dans ces cas là était de rester chez soi, à l’abri et de s’informer.

« Faut pas sortir. Faut pas sortir.»

Je me levai, m’habillai et lui préparai un café en espérant que cela le détende, qu’il puisse m’en dire plus. En attendant, j’allumais le poste de radio, le seul appareil qui nous reliait au monde extérieur que nous possédions alors. Je tournais le bouton pour trouver la station d’informations nationales -comme la veille au soir, mais je n’eus droit qu’à des grésillements, sur chaque chaîne. La cafetière venait de faire couler les dernières gouttes dans le broc de verre et j’en versais une tasse à chacun de nous. Jules parvint enfin à se calmer et il vint s’asseoir devant moi, sur nos chaises en formica, la respiration ralentie. Il fixait la tasse sans la voir, je compris que ses yeux, que son regard, que sa vue, étaient toujours dehors, en train d’enregistrer les horreurs qu’il semblait avoir vues. Je me levai et allai à ses côtés, lui posai une main sur l’épaule.

« Faut pas sortir, me dit-il à nouveau en sursautant.
— Je n’en ai pas l’intention, lui répondis-je en chuchotant et en le caressant.
— Plus jamais. Plus jamais. Pas dehors.
— D’accord, je ne sortirai pas, nous ne sortirons pas. Explique moi ce que tu as vu. »
Il secoua la tête négativement. Il ne parlerait pas. Pas ce jour en tout cas.

La journée se passa sous ce ciel toujours hachuré sans lune et sans soleil, sous des étoiles de plus en plus grandes. De plus en plus brillantes. L’alarme continuait à intervalles réguliers à émettre son hurlement strident et j’entendais dans l’immeuble des cris, des pleurs, des cavalcades dans les couloirs. Les gens semblaient paniqués, et nous, nous étions encore attablés devant notre café froid que nous buvions depuis le matin. Jules avait les yeux toujours lointains et moi j’étais toujours en train de chercher une station de radio fonctionnelle, n’osant imaginer ce qui nous arrivait, le temps passait trop lentement. Je gardai un calme que je ne me soupçonnais pas et tentait de comprendre. L’obscurité, les étoiles, l’alarme. Tout ça avait un goût de fin du monde. Étrangement, je n’avais pas peur. Et au soir, du moins quand notre horloge cessa toute activité comme tout le reste de notre équipement électrique, nous allâmes nous allonger, enlacés, apeurés, dans les bras effrayants d’une lueur rougeâtre et les cris d’une alarme dont nous ignorions finalement la localisation et l’origine.

La dernière fois que nous avons entendus l’alarme, une lumière aveuglante rayonna dans notre studio, illumina le visage de mon Jules, ses yeux toujours éteints d’horreur. Je l’enlaçais une dernière fois et je fermais les yeux. Je n’entendis plus rien, ne ressentis plus rien. La dernière fois que nous avons entendu l’alarme, notre monde prit fin et je ne sus jamais ce qu’avait vu Jules dehors.