Horror Stories

Mademoiselle Pomme


La nouvelle enseignante, mademoiselle Pomme - qui était jeune et innocente comme il se devait alors, arriva à Kerwood tôt le matin. Le givre recouvrait les plaines et craquait les rares fleurs encore debout dans le vent glacé, et la carriole avançait prudemment. Les chevaux trottaient gaiement tandis que le cocher tremblait en tenant les rênes de ses mains finement gantées de laine. Enfin, ils arrivèrent devant l'école communale du village perdu, devant une petite foule peu accueillante. C’est là que sa vie se jouait enfin, qu’elle commencerait son premier poste d’institutrice, engagée fraîchement par un maire désabusé devant le nombre de candidats à remplacer pour une seule classe.

La rumeur courait que le poste était maudit. Les enseignantes ne faisaient pas long feu depuis le début de la classe, quatre mois auparavant. Chacune des trois maîtresses précédentes avait disparu mystérieusement.

— Sûrement trouvé un galant ! disaient certaines habitantes avides de commérages.
— Des fainéantes, oui ! répondaient les autres, tendant le pain et la monnaie aux clientes qui parlaient trop.
— C’est l'œuvre du malin, il faudrait que le pasteur fasse quelque chose ! chuchotaient les anciennes.

Et toutes, dans le doute, se signaient en passant devant l'école, et trituraient leurs chapelets avec frénésie en baissant les yeux vers une terre enneigée.
Mademoiselle Pomme remercia chaleureusement le cocher qui ne traîna pas sur place, prit sa petite valisette de vieux cuir, et grimpa le petit sentier qui menait à l'entrée du bâtiment de bois, faisant craquer ses souliers vernis dans la neige dure et glissante.

Sous les regards des femmes du village rassemblées dans la curiosité et les jugements déjà sournois, elle salua le maire qui était venu à sa rencontre. Il lui souhaita la bienvenue, lui confia les clés et lui fit faire le tour du bâtiment, sommairement. En plus de l'unique classe, elle disposait d'une pièce à vivre où elle pourrait dormir jusqu'à la fin de son service, aux beaux jours de l’été si tout se passait bien. Elle signa le contrat que lui tendit l’homme pressé, contrat qui stipulait qu'elle devrait être assidue, sévère et juste, travailleuse et honnête et enfin qu'elle devait garder son célibat.

Alors après, seulement et enfin, elle put respirer un peu, une fois fermée la porte. Elle n’avait pas été voir les femmes qui caquetaient dehors en regardant les fenêtres de l'école, qui jugeaient déjà sa robe, son manteau de laine ou encore ses souliers trop vernis pour un endroit pareil. Elle prépara sa classe pour le lendemain, mit de l'ordre sur les pupitres de bois, remplit les encriers, dépoussiéra le poêle et le remplit de bois. Et, souriant pour la première fois depuis son arrivée, fatiguée, elle alla dans sa pièce à vivre, le repos l’appelait de toutes ses forces.
Après une nuit de sommeil réparatrice, mademoiselle Pomme, après avoir allumé le poêle de la classe, se fit une toilette sommaire à l’aide du broc à sa disposition, s'habilla d'une sobre robe et se coiffa d'une natte resserrée en chignon.
Elle était prête pour sa première journée à Kerwood. Elle était même impatiente d'accueillir ses élèves qui attendaient déjà dehors, criant et chahutant, se lançant des boules de neige et sifflaient tels des oiseaux enragés. En regardant par la fenêtre, elle constata qu'ils étaient peu nombreux. Un, deux...huit. Huit élèves sur les quinze prévus. C'était peu, mais cela ne la dérangeait pas. Au contraire, pour une première journée c’était même idéal. Peut-être que les autres viendraient plus tard, quand leurs mères constateraient qu'elle est une bonne enseignante, pensa-t-elle en ouvrant la porte de bois, invitant le vent à entrer.

Elle sonna la cloche et attendit dans l'encadrement de la porte. Les élèves arrivèrent et se rangèrent en silence, deux par deux en la regardant, l’étudiant. La maîtresse était enchantée, à priori, ils étaient respectueux, un bon point déjà.

L'institutrice se rendit à son bureau tandis que les élèves se plaçaient à côté de leurs tables respectives.

— Asseyez-vous les enfants ! lança-t-elle d'une voix joviale. Je m'appelle Mademoiselle Pomme, je serais votre enseignante pour le reste de l’année. J'ai établi un programme selon ce que j'ai trouvé dans vos cahiers hier, nous devrions pouvoir accomplir un bon travail tous ensemble. Je vais maintenant faire l'appel, vous répondrez présent quand je dirai votre nom. Poivret Mickaël ?
— Présent ! répondit un jeune garçon roux.
— Romington Nathanaëlle ?
— Présente mademoiselle ! lança une jeune fille aux nattes impeccables.

L'appel dura moins de deux minutes et elle constata qu'il manquait bien sept élèves. Elle se tourna vers le tableau noir et commença à y inscrire, à la craie, les leçons du jour, dans un silence absolu, à peine dérangé par le vent sifflant dehors sous le ciel gris. Elle ne vit pas les regards noirs que lui lançaient alors les élèves, ni les échanges de petits mots entre les tables, ni les hochements de tête d'accords silencieux passés entre eux.

La matinée s'écoula paisiblement pour mademoiselle Pomme, puis il fut l'heure du déjeuner. Les enfants restèrent près du poêle pour réchauffer leurs gamelles de pommes de terre et de lard tandis que l'enseignante resta à son bureau pour leur laisser du temps bien à eux. Là encore, elle ne vit pas que la jeune Eloïse Migjagger glissa quelque chose dans le broc de la classe en allant dehors pour se rendre au cabinet. Tous les enfants ricanèrent quand elle revint s'asseoir avec une lueur de triomphe dans les yeux. L'institutrice souriait, elle pensait qu'ils se taquinaient entre eux et elle était ravie de l'ambiance de sa classe. Ces enfants semblaient s’entendre comme une grande famille. Elle serait bien ici.

Après le repas et la récréation, la classe reprit dans le même silence qu’au matin. Le jeune Timothée McKenzie dut aller au tableau résoudre des équations. Mademoiselle Pomme ne vit pas qu'au passage il glissa quelque chose dans la mallette posée à côté de son bureau. Elle ne vit pas non plus le sourire triomphant du jeune garçon tandis qu'il résolvait les opérations posées au tableau. La classe prit fin deux heures plus tard et les enfants s'en allèrent, heureux.
De la classe, l'enseignante ne pouvait entendre ce qu'ils disaient tandis qu'ils couraient vers la forêt où ils joueraient avant de rentrer faire leurs corvées avant que leurs parents ne les appellent en hurlant leur nom dans la nuit noire.

— Va pas durer longtemps elle ! s'esclaffa le jeune Mickaël en s’arrêtant pour respirer, les mains sur les genoux, soufflant sur la buée qui sortait de sa bouche enfantine.
— Sûr que non ! Demain on est déjà en congé ! répondit Nathanaëlle en riant à son tour, les mains gantées sur les hanches.
— Et les autres n'oseront plus nous embêter ! Ils ont peur de nous, ils seraient venus en classe aujourd'hui sinon !
— Dommage qu'il n'y ait plus de place dans la fosse !
— S’ils nous donnent une autre maîtresse après elle, on brûle l'école et le reste avec ! Je vous le dis moi ! surenchérit Eloïse.

Pendant ce temps, mademoiselle Pomme nettoya la salle, eteignit le poêle, effaça le tableau noir. Elle était très contente de sa première journée dans cette école. Elle se remémorera tout le temps passé sur son certificat d'enseignement en école normale, elle était enfin récompensée en voyant que le savoir qu'elle transmettait s'enregistrait facilement dans les petites têtes blondes.

Au moment où elle voulut ranger les petits cahiers dans sa mallette, un serpent, un petit serpent vert aux longs crochets, s'en échappa en la mordant au poignet. La pauvre n'eut le temps de rien faire si ce n’est crier de peur avant de hurler pour de bon.

La douleur était terrible, et déjà sa vision se brouillait et une soif affreuse se fit ressentir atrocement dans sa gorge en feu. Tandis que le sang coulait abondamment de ses veines percées, elle essaya de marcher, chancelante et tremblante, vers la table où était posée le broc d'eau. Sa gorge l'irritait tant qu’elle se gratta avec frénésie d'une main en se tenant au mur de l'autre. Elle voyait de moins en moins bien mais avait réussi à atteindre le broc, les bras rouges et la gorge lacérée de ses propres ongles. Malgré les tremblements, elle parvint à attraper le pot à eau et à le porter jusqu'à sa bouche. Elle en but de longues gorgées avant de se rendre compte qu'en plus de l'eau, elle avalait d'horribles sangsues noires. Horrifiée, elle se mit à pleurer.
De douleur, de désespoir, de dégoût. Elle savait que sa fin arrivait, là, ce jour. Elle tenta de vomir, mais son corps ne répondait déjà plus, à cause du venin et à cause des sangsues qui s'étaient agrippées dans sa gorge et commençaient à pomper son sang et son énergie de l'intérieur dans de longs spasmes gluants.

Mademoiselle Pomme s'affaissa, tandis que tout son corps s'enflammait de l’intérieur. La douleur qu’elle ressentait causa son évanouissement et elle poussa un dernier râle supplicié. Enfin.

Le lendemain, les faux cris de panique des élèves ameutèrent tout le village, comme à chaque fois. Tous, y compris le maire, se signèrent avec horreur, consternation et incompréhension devant le spectacle horrible dans la classe. Et là encore, personne ne vit les sourires radieux des enfants tandis qu'ils spéculaient tous sur le déroulé de la soirée de mademoiselle Pomme. Une annonce fut passée dans les journaux, la ville recherchait une enseignante pour sa classe communale. Le poste payait bien et mademoiselle Lucie répondit avec plaisir.