Horror Stories

Une p'tite pièce m'sieurs dames


Victor, l'homme qui était assis par terre devant le distributeur automatique, tenait une tasse de fer dans une main et serrait l’écharpe autour de son cou avec l'autre. Il était là depuis le matin, comme tous les jours que Dieu faisait depuis des années.
Un homme, bien vêtu et à l'air agacé, arriva devant le distributeur. Il sortit sa carte bancaire et commença à pianoter sur l'écran du guichet en sifflotant nonchalemment. Victor le regardait, curieux, s'imaginant le train de vie de ce monsieur en costard qui avait l'air blasé de la vie. Puis quand les billets sortirent pour atterrir dans le portefeuille du snobinard, il fit tinter sa tasse en levant bien la tête :

— Une petit pièce s'il vous plaît...

  Le costard-cravates sifflotant soupira, énervé :

— Mais allez donc travailler ! Je me fais accoster tous les jours par des fainéants comme vous bordel !

Victor ne releva pas, il était tellement habitué à ce genre de propos. Comme dirait l’autre, ça lui en touchait une sans faire bouger l’autre. Mais le regard méprisant, lui, ne lui avait pas plu du tout. Ce dégoût, il ne pouvait plus le supporter.
L'homme repartit sans rien ajouter, sans voir que Victor s'était levé et avait commencé à le suivre doucement, de loin. Tandis qu'ils marchaient tous les deux dans la même direction, costard-man avait sorti son téléphone.

— Allo Mireille ? Oui... Je suis sur le départ oui, je passe vite fait chercher ma valise et je m'en vais tout de suite... Non, elle doit rester alitée !... Oui, je laisserais un mot sur la table, et oui elle restera là... Dans trois jours, ce n’est qu’une petite conférence... À tout de suite, je passerais l'embrasser et la prévenir. Je laisserais tes gages sur la table, prends soin de ma femme ! Merci...

Et il raccrocha. Sans jamais se retourner, il marcha encore une dizaine de minutes puis arriva devant une grande maison, dont les volets étaient fermés, et d’où ne semblait sortir aucune lumière. Rien ne montrait que quelqu'un occupait tous ces mètres carrés inutiles. L'homme entra dans la maison, tandis que Victor se cacha derrière des buissons dans la petite cour jonchée de pierres et de plantes exotiques. Il attendit.
Et ce ne fut pas long ; l'homme ressortit avec une valise à la main, ferma la porte à double-tour et cacha ensuite les clés dans un sabot de bois accroché au mur, à côté de la porte. Victor attendit que l'homme soit vraiment hors de vue, puis il prit les clés.

Il ouvrit doucement la porte, sans faire un seul bruit, et découvrit un intérieur majestueux malgré l’obscurité curieuse qu’il régnait entre ces murs froids. Il referma la porte, enleva ses chaussures, et entreprit de visiter. Il put ainsi admirer la cuisine aux plans marbrés, le salon aux fauteuils de velours, la bibliothèque feutrée aux étagères remplies de vieux romans et d’encyclopédies... Il s'installa dans un des fauteuils, souriant, et aperçu un bar devant lui. Il se servit une rasade de la première bouteille qu’il découvrit et se réinstalla en mettant ses pieds sur la table basse aux bois si joliment ouvragé.
Après quelques minutes dans cette délicieuse position et quelques gorgées de ce qui sembla finalement n’être qu’un whisky premier prix, il entendit un cliquetis. Quelqu'un était en train d'entrer dans la maison. Ce devait être la fameuse "Mireille" dont l'homme parlait, pensa Victor, le coeur battant la chamade. Il se releva rapidement, et chercha un endroit où se cacher d'elle. Il trouva une porte, qui apparemment menait à un cave. Il entra sans réfléchir et referma doucement.

La visiteuse fit le tour du logement, se rendit à l'étage, redescendit et s'occupa de préparer un repas sans savoir que dessous, juste en dessous d’elle, attendait un homme barbu et sale, silencieux.
Pendant ce temps, Victor avait trouvé un interrupteur qui éclaira la cave. Et il fut horrifié devant le spectacle qui s'offrit à lui. Une femme était là, au milieu de la pièce, attachée sur une sorte de brancard délabré, nue, maigre, presque morte, reliée à diverses machines médicales. Elle ne le voyait pas, elle n'avait plus d'yeux. Victor était tétanisé, tremblant. Puis il entendit un nouveau cliquetis, cette fois Mireille entrait dans la cave. Il trouva vite à se cacher derrière un chauffe-eau gigantesque, et attendit, sans savoir que faire, toujours fébrile. Mireille descendit les escaliers, et s'approcha de la femme nue.

— Madame ?
— Mmmmmh, gémit la femme, d'une faible voix.
— Avez-vous faim ? Monsieur m'a demandé de m'occuper de vous jusque dans trois jours.
— Mmmh... Je n'en peux plus. Aidez-moi... acheva-t-elle si tristement.

Une moue triste passa brièvement sur le visage de l’employée, mais elle n'en fit rien, apeurée de se retrouver dans la même situation que sa patronne. Victor lui, les regardait et écoutait. Il ne savait pas quoi faire. Il tenta de sortir discrètement de sa cachette en se glissant sur le côté. Et il fit tomber quelque chose, une vis peut-être... ce qui alerta Mireille.
Elle se retourna et vit le clochard. Ils s'affrontèrent du regard, puis après quelques secondes de stupeur pour tous les deux, elle se rua sur Victor, les bras tendus comme si elle allait le dévorer. Une bagarre éclata. Mais elle ne dura pas longtemps. Victor eut vite le dessus sur Mireille et l’attacha.
Ensuite, il libéra la femme nue, lui fit couler un bain à l’étage et l’emmena avec douceur se soigner un peu, son corps étant tuméfié et douloureux à force de ne pas bouger de son brancard. Il voulut faire appel aux secours, mais elle avait un autre plan. Alors il la soigna, et ensemble, ils attendirent le retour de monsieur costard, en s'occupant de Mireille avec gentillesse, la détachant une fois par jour pour marcher. Elle eut droit de conserver ses yeux et de manger.

Monsieur snobinard rentra après le troisième matin. Il n’eut pas le temps de se rendre compte du merdier dans lequel il venait de mettre les pieds que Madame et Victor lui sautèrent dessus et le menacèrent de tout raconter. Ils conclurent à un accord très satisfaisant pour Victor : il serait le garde du corps de Madame, logé, nourri, blanchi, et elle, elle ne porterait pas plainte si Monsieur s'en allait sans rien. Sans bagages, sans argent, sans Mireille… sans rien du tout d’autre que le costard qu’il portait depuis trois jours.

C'est ainsi que quelques semaines plus tard, Victor se promenait, avec, aux bras, sa compagne aveugle qui portait d'élégantes lunettes noires. Ils se faisaient un plaisir de passer devant le distributeur automatique, où était assis monsieur costard, apeuré, triste et sale. Victor consentit même à lui jeter une petit pièce de temps en temps.