Horror Stories

Croque la môme


Toute petite. Je me sens toute petite quand je sors. Minuscule et vulnérable, comme au ras-du-sol.

C’est pas faute d’avoir été maintes et maintes fois avertie par mes parents, quand j’étais môme. Regarder à droite, à gauche… attendre que le petit bonhomme soit vert avant de traverser. Ne pas parler aux inconnus. Ne pas parler aux gens connus si je suis seule. Ne pas… ne pas… Encore et encore.

On pense toujours, quand on est enfant, qu’on est en prison, surprotégé et que nos parents exagèrent, qu'ils en rajoutent. Que toutes ces précautions sont inutiles, vaines et redondantes. Que personne ne nous fera jamais de mal. Pauvres créatures innocentes que nous sommes. Si innocentes, si fragiles, si… tendres.

On a tous entendu ces légendes urbaines et populaires selon les quartiers où on a grandi. Ces légendes qui racontent que notre voisin est un mangeur d’enfants. Que la dame au bout de la rue a kidnappé de pauvres petits gamins errants. Toujours des enfants. On a tous déjà ressenti cette petite peur en voyant quelqu’un de différent. On s’est tous déjà demandé pourquoi il était comme ça, et surtout, ce qu’il allait nous faire. Le croque-mitaine.

Avec mes amies, nous nous amusions de ces légendes, de ces peurs. Nous courrions quand l’épicier du coin attendait bêtement devant son échoppe. Comme s’il nous attendait pour nous attraper, nous enfermer dans son grenier. Comme s’il allait nous dévorer.

Mon croque-mitaine à moi, il est tellement différent de ce dont on m’avait protégée. Il est là, chez monsieur tout le monde. Il est aimé. Adoré. Il est beau. Et par dessus tout, il est mortel. Mais ça, on ne l’enseigne pas aux enfants. Jamais. Ou pas assez...


Le jour où j’ai arrêté de me sentir en sécurité à l’extérieur, sur la route de l’école, devant des jolies maisons fleuries, ce n’est pas un homme qui m’a fait du mal. Ce n’est pas une femme, ni un enfant. Non. C’est pire que ça. C’est… tellement dur d’en parler. Il avait une forme, une masse tellement effrayante pour une enfant d’un mètre cinquante. Il était si gros, si poilu…

C’était un chien. Un bête clébard. Énorme, magnifique. Avec des crocs blanchâtres et une bave qui coulait, qui coulait. Un Rottweiler. Poilu et baveux.

Plic… Ploc, ça faisait.

Plic, une patte devant, ploc, une autre…

Encore et encore. Vers moi, doucement.

J’ai pas tout de suite compris qu’il me voulait du mal. On m’a jamais dit de pas approcher un chien. On m’a jamais dit de m’en méfier, d’en avoir peur. Je les aimais, avant. Je les adulais, les caressais, les dévorais des yeux. J’en voulais même un à moi toute seule. J’ai toujours voulu, avant que ça n’arrive, un petit compagnon poilu. Pour jouer avec, pour m’occuper de lui, l’aimer, le câliner en rentrant de l’école.

C’est pour ça que, quand il est arrivé pile devant mes petits souliers vernis, j’ai pas cillé. J’ai souri. Un sourire joyeux, enfantin, simple, qui venait du cœur. Et j’ai approché ma main. Je voulais toucher son poil qui avait l’air si soyeux, si doux. Je voulais voir dans ses yeux sombres et enragés une pépite de bonheur. Je voulais qu’il soit content de me voir, qu’il me suive jusque l’école pour le montrer aux copines. Pour rendre jaloux les gros durs. Pour le ramener ensuite à la maison et que maman me dise « oui, garde le ma puce ». Je me voyais déjà en train de l’appeler dans la cour. De lui jeter une balle jaune. J’étais une enfant…


Je ne sais plus après combien de morsures je suis tombée évanouie.

Je ne sais pas si c’est à cause du sang perdu ou de mes cris qui s’évanouissaient dans la rue sans âme… Mais je suis tombée. Je sais que j’ai appelé à l’aide. Plusieurs fois, entre mes sanglots et la douleur horrible qui me brûlait le corps et le cœur.

Je suis tombée, et, dans mon rêve, alors que j’étais étendue par terre dans une mare de sang qui ne faisait que grossir à mesure que les crocs s’enfonçaient dans ma chair, alors que la bête me dévorait, me mâchait… j’ai vu toute la scène. Comme si j’étais au dessus, flottant dans un monde invisible, entre la réalité et la fin. Comme si j’étais déjà un fantôme errant, en peine et ensanglanté.


Je voyais le chien noir ouvrir son énorme gueule noire et la fermer sur ma jambe rouge. Ça faisait un bruit écœurant de viande qu’on malaxe, comme quand maman faisait des steak hachés. Je voyais le sang couler, si noir, si brillant et je sentais l’odeur que faisait mon corps en mourant.

C’était métallique. Rance.

Je voyais la bête recommencer. Croc, croc…

Jusqu’à ce que, dans le bruit le plus sinistre de ma vie, je vois mon pied disparaître. Il a recommencé sur l'autre jambe tandis que mes bras tremblaient si fort. Et mon esprit a réintégré mon corps en souffrance.

Je me suis réveillée en hurlant et en pleurant.

Puis, j’ai vu cette gueule à nouveau. Elle était si réelle. Si grande, si sombre.

Ce n’est plus sa bave qui faisait « plic ploc ». C’était mon sang.

Et cette douleur. J’ai toujours cru, parce qu’on me l’a dit, que ma venue au monde avait été la pire douleur que maman avait ressentie. C’était impossible.

On pense à de drôles de choses quand on se fait dévorer. Je pensais à la douleur et à maman qui gémissait, les cuisses ouvertes alors que ma tête lui déchirait les entrailles. Puis je pensais au voisin croque-mitaine, à l’épicier kidnappeur et même à mes copines qui devaient m’attendre devant la grille de l’école. On se raccroche à tout ce qui est vivant, palpable, quand on a dix ans et qu’on se fait manger.

Mes bras battaient l’air, je m’en souviens. Mes ongles s’accrochaient à la bordure du trottoir. Et là encore, le sang. Mes petites mains rougies essayaient de me tirer loin, là où le chien ne serait pas. Mais mes petites mains l’étaient trop, justement. Le temps me paraissait si long. J’avais l’impression, alors que je pleurais, sans plus crier au bout d’un moment, que plus jamais ça ne s’arrêterait. Que j’étais condamnée, pour je ne sais quel motif, à subir la morsure de la bête pour toujours, même quand elle m’aurait enfin tuée.

Je crois que mourir aurait été préférable. Tout, mais ne plus sentir ses crocs dans ma chair.

Finalement, quelqu’un m’a entendue je crois. J’ai senti qu’on me tirait en arrière. Ma tête cognait sur le macadam. J’ai ressenti un soulagement que je n’ai plus jamais connu de ma vie depuis. Le chien grognait et hurlait à la mort et enfin, il s’est tu. Puis je me suis de nouveau évanouie, dans le noir. Un noir reposant où je ne sentais plus rien. Plus rien du tout.


Je me sens si petite quand je sors. Si petite et si vulnérable dans ma chaise roulante. Je sens mes jambes disparues me démanger. Je les sens se faire dévorer. Alors qu’elles sont déjà digérées. Depuis si longtemps maintenant.