Horror Stories

Griffe dans la nuit


Depuis ma plus tendre enfance, la nuit est pour moi le symbole du mal. Le déguisement du démon. Qu’elle soit claire, sous la cape d’une lune pleine et brillante, ou plus sombre quand les nuages viennent danser dans le ciel, elle m’effraie. Au début, j’ignorais pourquoi. Enfant, je passais mes soirées sur le petit banc en carton sous ma fenêtre à regarder le ciel. J’observais les milliers d’étoiles scintiller, se parler l’une à l’autre. Puis au fur et à mesure, je réalisais que le noir qui leur servait de terrain de jeux était trop… sombre. C’était, à mon sens, une couleur qui ne convenait pas à ces petites choses merveilleuses. Qui ne convenait pas à la lune. Qui ne me convenait pas.


Adolescent, alors que je devenais encore plus isolé du monde, craintif, timide, taciturne, mon oncle Alfred avait cru bon de me raconter plusieurs histoires qui me rendaient encore plus paranoïaque une fois le soleil couché, qui me rendaient encore plus enfermé dans ma bulle sombre. L’une d’elle parlait d’un monstre à la griffe si puissante qu’il pouvait, en un seul coup, silencieux et furtif, vous couper le ventre en deux, libérer vos intestins. Vous vous retrouviez à regarder bêtement et douloureusement le contenu de votre bide par terre, mélangé au sang noir et à la merde. Il avait ajouté que ce monstre là existait bel et bien et qu’il avait fait de nombreuses victimes dans notre ville. Des animaux, des clochards, et une fois, paraîtrait-il qu’on avait même retrouvé l’enfant du curé qui s’était perdu. Ce dont je n’avais jamais entendu parler.


Mes parents n’ont jamais compris pourquoi, après toutes ces histoires, je n’ai plus jamais voulu dormir la lumière éteinte et les rideaux fermés. Je ne comprenais pas moi-même. Le noir me faisait peur aussi fort qu’il me fascinait. C’est pourquoi j'ai voulu, un soir, prendre mon courage à deux mains. Me prouver que je valais mieux que cette merde que j’étais, à me terrer au fond de mon lit comme un bébé qui venait tout juste de sortir des entrailles de sa mère. Je voulais me prouver que je pouvais être courageux, fort, un homme. Je voulais vérifier cette légende. J’ai demandé à l’un de mes rares amis de venir avec moi dans la vieille décharge de la ville, lors de la prochaine lune pleine. Nous avions quinze ans.


Cette nuit-là, nuit d’été, les rayons lumineux de la déesse nocturne nous éclairaient parfaitement. Il faisait un peu frais. Je peux encore ressentir aujourd’hui les frissons qui m’avaient parcouru à l’époque. Jules, mon copain, était venu avec son t.shirt de base-ball, le rouge et blanc. Il n’en menait pas large. J’avais l’impression d’avoir une pâle copie de moi-même en face de moi. Nous n’étions pas des modèles de courage. C’est que cette légende était connue de tous apparemment. Il n’y avait que moi qui l’ignorais avant que l’oncle Alfred ne me l’apprenne. Il fallait une bonne fois pour toute que nous soyons fixés. Qu’attendions-nous ? Que ferions-nous si ce monstre surgissait ? Aucun de nous n’y avait pensé. Nous étions juste cons.


Nous nous sommes postés près du tas que formaient les cubes de voitures compressées et nous avons attendu. Sans parler, sans bouger, sans même oser respirer pleinement. Les minutes se sont écoulées. Puis les heures. Il devait bien être trois heures du matin quand Jules m’a fait savoir qu’il en avait marre de se geler les couilles sans que rien ne se passe. Moi, je regardais mes étoiles. J’observais aussi les rats qui passaient ici et là, à l'affût de proies plus petites qu’eux. J’ai soupiré. Je commençais à croire qu’il avait raison. Que ce monstre n’existait pas. A partir de là, une pointe de déception s’est ancrée en moi. Je ne sais pas pourquoi. Je pense qu’au fond de moi, j’aurais voulu que la légende soit vraie. Que mon oncle n’avait pas menti. Histoire de ne pas avoir eu peur pour rien. Histoire de prouver à mes parents qu’ils se trompaient sur leur couillon de fils. Une déception. Voilà ce que j’étais.


Quatre heures du matin, il me semblait. Des rongeurs. Des sirènes au loin. Témoins de quelques accidents dans la ville. Témoin de la vie tout court. Ici, silence de mort. Pas de monstre. Pas de griffe. Pas de boyaux jetés en pâture aux rats et autres nuisibles nocturnes. Jules somnolait maintenant, ce que je comprenais. Moi, je guettais. Les ombres, les bruits. Rien que la putain de nuit. C’est là que j’ai compris que mon oncle m’avait mené en bateau. J’ai éprouvé une colère si intense que j’avais l’impression qu’elle aurait pu me faire fondre, tellement je brûlais intérieurement.


J’ai ramassé une plaque de fer que j’ai cassée en deux d’un seul coup sur mon genou, sans effort. J’ai jeté l’un des morceaux. Le bruit que le bout de métal a fait en rebondissant sur les carcasses au loin n’a même pas réveillé Jules qui était tout à fait endormi. L’autre morceau, bien pointu, tremblait dans ma main moite. Je crois que j’ai pissé dans mon froc, sans savoir si c’était la peur ou l’excitation. Je me sentais… vivant, étranger. La nuit était belle. J’étais la nuit. J’étais sans cœur. Heureux. Jules s’est réveillé, interrogateur devant mon expression et ma posture.


Je n’ai rien dit. Je lui ai fait signe de se lever, silencieusement, et de me suivre. Ce qu’il a fait sans broncher. Curieux. Il n’a rien vu venir. C’était exactement comme l’oncle Alfred m’avait raconté. Une seule entaille. Un léger bruit dans le vent. Le t.shirt vite trempé. Le sang. Les yeux éberlués. Les intestins. La merde. L’odeur. Puis la fin. Le dernier souffle saccadé et l’extinction dans les yeux toujours ouverts. Le corps qui s’affaisse dans la terre maintenant dégueulasse.


Oncle Alfred avait raison, finalement. Je le savais. Et ma peur m’a rattrapé. Je me suis sauvé, paniqué. J’avais peur que le monstre ne mette ses griffes sur moi. Les souvenirs sont encore flous sur la façon dont je suis rentré à la maison pour me terrer dans ma chambre, lumière allumée. Je me souviens juste de la tête de mes parents quand je leur ai hurlé que le monstre existait et que je lui avais échappé de peu.