Programmation fatale
auteur : Driller_killer
dernière modification le 2023-12-14 09:52:44
* trigger warning = message d'avertissement
Elle était chouette mon amie. Une perle dans ce monde. Jamais un mot plus haut que l'autre. Jamais une critique. Jamais de négativité. Presque quinze ans qu'on se connaissait. Je lui faisais une totale confiance.
Jenny. Ma meilleure amie, ma sœur de cœur... Programmeuse, webmaster, j'ai jamais tellement su comment je devais définir son travail. De petits jobs, formations, galères, elle est sortie de nulle part et a fini par lancer sa boîte. Je lui ai servi de prototype.
C'est elle qui m'a lancée l'idée du site un jour où je lui parlais de l'application que j'utilisais qui allait fermer ses portes. Elle me parlait d'un site où je diffuserais mes histoires d'horreur, un site où les gens pourraient aussi mettre les leurs, histoire qu'on forme ensemble une communauté de fans de trucs qui dérangent.
Ho ! Il en existait des tas ! C'est pas comme si nous innovions, contrairement à ce que je pensais. Mais dans le genre, je pense qu'on était le seul vrai site. Et pour cause, il n'était hébergé nulle part. Je ne sais pas comment elle a fait. Mais elle l'a fait. Sans publicités, sans abonnements, juste un site pour le public. Et pour moi.
Horror-Stories. Il était là. Référencé. Tout beau tout propre. Bref, les détails informatiques, ça ne m'intéressait pas plus que ça, je n'y connaissais rien. Moi, tout ce que je voulais, c'est mon bébé. Mon territoire. Elle a travaillé d'arrache-pied. Enjouée et rieuse quand elle venait avec son ordinateur pour me montrer l'avancée des travaux. Je ne pigeais que dalle sur ses lignes de code. Encore moins à l'anglais, c'était déjà si je savais à peine mettre en page un texte alors... Mais je lui faisais confiance, je le répète.
Il a fini par être prêt. Magnifique. Noir et rouge. Touches de gris et dessins horrifiques. Parfait.
Elle m'a montré toutes les fonctionnalités. Lire des histoires, soumettre des histoires, envoyer des messages et créer des comptes. Des nano-fictions en page d'accueil.
Splendide ! Je l'ai remerciée comme je pouvais. Elle ne me le faisait pas payer, juste l'hébergement et les fonctionnalités que je souhaiterais éventuellement installer un jour. Un amour. Du moins je le pensais.
Elle est ensuite retournée chez elle, et en partant, sur le seuil de la porte, elle s'est retournée puis m'a regardée un moment dans les yeux. Une larme roulait sur sa joue. Je n'ai pas compris. Elle m'a souri tristement et elle est partie avant même que je ne lui demande ce qu'il se passait. Mon cœur s'est serré.
Dehors, des sirènes hurlaient. Des gens criaient. J'ai essayé de ne pas entendre, je ne supportais pas ces choses. J'ai passé le reste de l'après-midi à ranger l'appartement, pour penser à des choses meilleures que les drames qui se jouaient en bas de chez moi.
J'ai attendu le soir pour me connecter pour la première fois, seule, comme une grande. Je me suis préparé une tasse de café, ma cigarette électronique. J'avais tout le confort pour cette soirée mémorable. J'allais enfin lancer mon site ! Il faisait noir et un peu froid. J'ai allumé mon ordinateur et suis allée directement sur le navigateur, taper le nom de mon site, horror-stories.fr. C'était une expérience excitante.
Enfin ! Il est apparu. Comme dans l'après-midi. Il était toujours aussi beau. J'ai donc fouillé un peu et envoyé deux histoires dessus, comme ça, en cas de visite, les gens auraient de quoi se mettre sous les yeux.
C'est là que ça a coincé.
"ERROR".
Bon, ça peut arriver. J'ai réessayé.
"ERROR".
J'ai envoyé un message à Jenny pour lui expliquer. J'ai attendu un moment et je n'ai eu aucunes réponses. D'habitude, elle répondait dans la minute, que ce soit le jour, la nuit... Ensuite j'ai réessayé d'envoyer mes histoires. Et, non seulement ça ne marchait toujours pas, mais en plus, cette fois, quand j'ai cliqué sur "entrée", j'ai eu comme un coup de jus. Allons bon, ça arrive. J'étais trop nerveuse, je sais pas. J'ai encore essayé d'envoyer le texte.
"ERROR"...
Cette fois, j'ai eu comme un électrochoc sur tout le corps. Je me suis vite éloignée de l'ordinateur. Je pensais qu'il y avait un court-circuit.
Il faisait toujours aussi noir et je ne distinguais pas grand-chose dehors. C'était brumeux. Très brumeux. J'ai eu froid tout à coup aussi. Je sais pas, peut-être la déception du site qui ne fonctionnait pas, la peur d'avoir bousillé mon ordinateur... J'en voulais pas à Jenny, elle avait mis tellement de son temps et de son âme dedans. Mais j'étais déçue quand même. Très déçue... J'ai attendu quelques minutes, en regardant l'écran de l'ordinateur devant moi, plus loin dans la pièce. Il devenait noir, tout doucement. Puis, une image est apparue.
Une tête de mort sur fond noir. Elle était rouge. Rouge sang. La tête a laissé place à un message.
"SORRY SISTER"
Puis un autre.
"PAS LE CHOIX"
Je n'ai rien compris, si ce n'est, pendant une seconde de lucidité, que ma Jenny avait fait quelque chose qui avait fait foirer mon ordinateur.
Pourquoi ?! C'était la question qui me hantait. J'ai revu son regard. Sa larme. C'était un au revoir. Mais... Que se passait-il bon sang ?
J'ai couru pour refermer l'écran. Mais rien. Ma main... Ma main passait à travers. J'ai essayé, encore et encore. Et toujours rien. Toujours... transparente. Je... C'est là que j'ai réalisé que j'étais encore devant l'écran, mais pas moi.
Mon corps.
Du sang et de la bave coulaient de ma bouche, de mes yeux coulaient des larmes rougeâtres, de mes oreilles suintait un écoulement rosé. J'étais morte électrocutée. À cause de ce site ? Non, c'était autre chose... Je ne pouvais concevoir ce que mon esprit me hurlait.
C'est elle. C'est elle qui m'avait fait ça ?!
Mais... Pourquoi ? Je voulais l'appeler, puis je me suis souvenue que je ne pouvais rien prendre entre les mains et que, de toutes manières, elle ne répondrait pas. Alors une seule chose s'imposait à moi, sortir. Malheureusement, je n'y arrivai pas. J'avais beau essayer de traverser cette porte, ce mur, ces fenêtres... On aurait dit que j'étais prisonnière ici, chez moi. Pourquoi j'étais encore là d'ailleurs ?
Le temps ne s'écoulait plus. La nuit était totale, plus d'étoiles dans le ciel, plus de lumières dehors. Il n'y avait plus rien. Plus de voitures, plus de gens, plus de maisons. Juste moi, mon appartement et mon ordinateur. J'ai entendu un clic. C'était l'écran. Il s'était rallumé.
"JE N'AVAIS PAS LE CHOIX"
Ouais, ça me fait une belle jambe. Trahie par mon amie, trahie après tant d'années d'amour. Des grésillements encore.
"ON M'A FORCÉE"
Qui, quoi ? Je commençais à paniquer sérieusement.
"LE PACTE, ADELINE. JE TE REJOINS VITE"
Mais... Non ! Non, je ne veux pas qu'elle me rejoigne ! Elle m'a... tuée ! Elle ne va pas... se... suicider ?! Le pacte ? Ce truc débile qu'on s'était dit quand on était toutes les deux autour de cette bière à nos débuts ?
J'ai eu un accès de rage intense. J'ai essayé cogner partout autour de moi. Mais rien ne se passait. Je flottais, je volais. Mais je ne pouvais rien exorciser. L'écran grésillait toujours. J'ai voulu regarder l'heure puis je me suis souvenue que le temps s'était arrêté. D'un coup, je me suis sentie lasse et malgré moi, je me suis dirigée vers l'ordinateur.
Une lumière vive est sortie de l'écran. Si forte, si blanche. J'ai fermé les yeux. Et quand je les ai rouverts, elle était là. Devant moi. La larme qui avait roulé sur sa jolie joue dans l'après-midi était encore là. On aurait dit qu'elle était... morte avec.
Et c'était le cas.
Elle m'a expliqué qu'elle avait été renversée en bas de chez-moi en sortant, après la mise en ligne de mon site. J'ai eu du mal à la croire. Je l'aurais su ! Mais non...
J'étais tellement obnubilée par mon ordinateur, par moi-même, que je n'ai pas fait attention à ce qui se passait dehors. Pourtant, je les ai entendues, les sirènes, les cris, les crissements de pneus. Je me suis sentie affreusement coupable de ne pas avoir été là. Ne serait-ce que pour l'accompagner dans son dernier voyage. Je l'ai regardée, et cette fois, c'est sur ma joue qu'une larme est tombée, une larme invisible.
Je lui pardonnais. Et enfin, tout s'est éclairci.
Elle savait qu'elle allait mourir ce jour-là, c'était pour ça qu'elle était si étrange en partant. Les êtres humains ont un sixième sens incroyable. Puis, j'ai revu le pacte que nous avions conclu lors de nos premiers échanges, tout est apparu, clair... Si l'une de nous partait, l'autre ne l'abandonnerait pas. Je n'avais pas réalisé, quand nous nous sommes juré ça, que c'était un acte qui scellait quelque chose de plus grand...
Nous nous sommes données la main et nous sommes parties.
Le reste du monde n'avait pas son importance à elle de toutes façons...