Horror Stories

Chaque soir, il courait.


Tous les soirs il était là. Il suait, soufflait, dans son short bleu, été comme hiver. Ses écouteurs dans les oreilles. Ses cheveux bruns en arrière, retenus par un bandeau jaune. Et tous les soirs, il courait, sur le pont que je voyais de ma fenêtre.
Quand les arbres donnaient à nouveau vie aux feuilles, au printemps, je ne pouvais que l’apercevoir entre deux coups de vent et je respirais : il était là.
Peu importe l’heure à laquelle j’étais en train de guetter le monde pendant que le dîner cuisait, il était là et courait toujours du même pas.
Peu importe le plat qui mijotait sur la cuisinière derrière moi. Il était là, c’est tout. Et j’y étais aussi.
Peut-être qu’un fil invisible nous reliait. Peut-être que le hasard était drôlement bien fait. Cela durait depuis que j’étais arrivée. Lui, en train de courir, moi, en train de le regarder.

Peut-être que, lorsque je me mettais à cuisiner, lui se décidait à enfiler ses chaussures de course. Quand j’allumais les brûleurs de ma cuisinière, lui enfilait sa veste de sport.
Et, invariablement, quand je me mettais à la fenêtre pour pleurer, lui, il passait devant.
Jamais nous ne nous sommes regardés. Jamais.

Et pourtant… nous n’avons jamais manqué un rendez-vous.

Tous les soirs il était là.
Puis un soir, il a fait noir. Si noir. Si froid. Et la lune a pleuré. Le ciel s’est déchiré et l’eau, l’eau glacée, est tombée en trombes sur le pont.
L’orage a éclaté. Les éclairs ont martelé le sol trempé qui brillait.
Il était là, pourtant. Il courait peut-être plus vite que d’habitude. Je respirais peut-être plus fort.
La pluie faisait un écran flou devant mes yeux. Les arbres nus, plantés sur les bords du pont, pleuraient à leur tour. Il courait, courait...

La pluie aveuglait tout, tout le monde. Même les camions qui passaient sur le pont glissant.
Et l’homme qui courait n’entendait rien. Parce que l’eau qui se plaquait férocement sur l’asphalte faisait plus de bruit que le moteur d’un deux tonnes.
Et, l’orage qui hurlait a occulté le grincement que les roues ont fait en dérapant sur le pont.
Et, cette fois, l’homme qui courait m’a regardée. Juste avant que… que le fil invisible ne se rompe.

Je n’ai plus jamais ouvert la fenêtre de ma cuisine. Parce qu’il n’y avait plus rien pour moi, dehors. Il n’y avait plus d’espoir. L’homme qui courait allait vers demain et, chaque soir, quand il apparaissait sur le pont, je me mettais à croire…
Je ne crois plus en rien.