Horror Stories

Le chant de la sirène


Cela faisait plusieurs semaines que Jim avait pris la mer.
Il naviguait maintenant à travers la tempête, tentant de maintenir le cap tant bien que mal. Il était seul dans cette galère. L’orage grondait au-dessus de sa tête, faisant claquer ses éclairs, fouets prêts à le flageller jusque dans sa propre chair.
L’océan faisait rouler ses vagues capricieuses portées par les vents violents venus du nord.
Jim, malgré cette valse improvisée, s’ennuyait. Il avait déjà écoulé sa cinquième bouteille de scotch Ballantine. D’ailleurs, il commençait à en ressentir les effets et cette danse sur les flots lui montait à la tête. Le tonnerre grognait en lui, vociférait des mots à peine inaudibles dans la tempête.
Jim sentait que les cieux ne lui seraient pas cléments et que sa place aurait bien dû être ailleurs.
Le navire tanguait dangereusement, menaçait à chaque vague de chavirer et de les entraîner par le fond.

La vue, dégagée pour le moment, ne laissait apercevoir aucune île ni aucune côte que ce fût. Rien que le vaste océan valsant dans la tempête.
Soudain, venue de nulle part, une épaisse brume enveloppa le navire.
Jim prit la barre et ralentit de crainte que la vitesse ne lui fît percuter quelques rochers qui auraient pu se retrouver malencontreusement sur son passage. Il avançait désormais doucement, lentement, tentant de percer l’opacité de la brume de son regard.
Il tendait également l’oreille, à l’affût de bruits qui auraient pu laisser suggérer un autre navire dans les parages. Il n’entendait que le grondement de l’eau perdu dans le brouhaha des vagues et du vent.
Puis, il crut un instant le percevoir…un chant dans la brume. Ou plutôt une sorte de mélodie sifflotée.
Elle avait un il ne savait quoi d’envoûtant, mais aussi de déconcertant.
Jim était comme attiré par cette voix singulière et voulait s’en approcher autant que sa raison lui disait de fuir. Il était comme happé, aimanté, tel le papillon de nuit sous la lune étincelante.

Et le navire avançait toujours lentement. Jim réalisa alors que la tempête s’était calmée et que seul ce chant venu d’ailleurs brisait encore le silence qui était venu se poser sur les lieux.
Jim se perdit en cette enjôleuse, et se fut alors comme s’il avait voyagé hors du temps tel qu’on le connaissait.

L’horloge de la fatalité, dont les aiguilles folles tournaient et tournaient encore, l’entraîna et le consuma à petit feu.
Jim ne s’en rendit pas compte tout de suite, mais cela commença avec sa peau qui pelait par endroits. Puis les croûtes apparurent ici et là sur son épiderme, croûtes qui le démangeaient dangereusement.
Jim commença à se gratter avec une certaine frénésie. Ses ongles lui arrachaient lambeaux sur lambeaux.
Il s’arrêta un instant puis sortit sur le pont rendre ses tripes par-dessus bord. Il avait mal. Et aussi il avait faim, fort faim. Il fallait qu’il se mette absolument quelque chose sous la dent. Il alla donc fouiller dans le petit frigo…tout avait périmé.
Jim n’écoutant que son estomac se précipita tout de même sur les victuailles pourries et les dévora telle une bête féroce.
Le goût et l’odeur étaient le cadet de ses soucis en l’instant.
Sa peau continuait de tomber morceaux par morceaux, et il remarqua alors que son navire commençait également à se fragiliser ici et là.

Soudain, le bois se craquela sous l’effet de la houle qui cognait et cognait contre la coque. Leur chair se fissura de concert. Puis ce fut la brume qui se scinda en deux, dévoilant ces rochers moquant leur misère et étant prêts à les envoyer par le fond.
Jim, dans un dernier élan désespéré, tenta de les contourner, mais ses déplacements rendus fragiles et lents par les assauts du temps sur sa peau ne lui permirent pas de parvenir à temps jusqu’à la barre et à reprendre le contrôle du bateau.
L’avant heurta violemment la roche qui les faucha telle la mort envoyée par les cieux qui décidément n’avaient pas été cléments ces dernières semaines.
Jim sombra, se noya comme il s’était noyé dans ses propres bouteilles.
Sa chair, ses ongles, et même ses cheveux, tout se consuma dans le néant abyssal.
Et alors, dans les ténèbres aqueuses, le chant faiblit avec lui. Puis, quelque chose passa près du pauvre homme, rapide et imperceptible. Sa mélodie…sa plainte, s’évanouirent dans le lointain.

Mais qu’était-ce ? Nul ne le saurait jamais.

Sauf moi bien sûr ; la pluie qui s’était abattue sur lui pendant des jours et le tonnerre vociférant de frustration, tel les nombreuses victimes sous les coups de l’ivrogne qu’il avait été, eurent raison de lui d’une bien cruelle manière.
D’accord, peut-être ai-je forcé le destin en instillant en son esprit la vision de son plus égoïste désir, lui qui n’avait jamais cessé d’en vouloir davantage.
Les désirs parfois consument les cœurs, et ici sous mon emprise, les corps.