Pot-au-feu
auteur : Driller_killer
dernière modification le 2023-01-19 08:33:30
REPAS, AMITIÉ, SOLITUDE, TROISIÈME âGE
* trigger warning = message d'avertissement

Texte initialement paru en 2019
La vieille Gertrude, dans sa vieille robe fleurie, attendait encore son invité pour sa traditionnelle soupe d'hiver. Accoudée à la fenêtre, elle regardait dehors, essayant de distinguer à travers les flocons de neige qui tombaient mollement, une silhouette ou les phares d'une voiture... Sa petite maison, à l'orée du bois de Salimgrad ressemblait plus à une vieille cabane qu'à une habitation civile en réalité. Le bois dont elle était construite semblait dévoré par les termites, les deux minuscules fenêtres de verre semblaient aussi fragiles que des toiles d'araignée, et la fumée qui sortait de la cheminée donnait au tout une image glauque, presque terrifiante. Quiconque s'aventurerait là, en ce soir d'hiver, retournerait sur ses pas et s'empresserait de courir à la recherche d'un abri plus chaleureux - quiconque aurait lu des histoires à faire peur, s'entend.
Tandis qu'elle s'impatientait, quelqu'un frappa à la porte de bois pourrie. Elle se retourna pour regarder l'heure sur la pendule qui était à l'opposé de la pièce et soupira d'aise. Finalement sa soirée se passerait bien.
Marchant tout doucement, claudiquant même à cause de son vieil âge, elle finit par arriver à la porte d'entrée qu'elle ouvrit doucement. Devant elle, sur le seuil, se tenait son visiteur. Un vieil homme barbu, à l'air fatigué lui aussi. On aurait dit qu'il était résigné.
— Bonsoir Hecbert ! dit Gertrude avec un petit sourire presque édenté.
— Bonsoir Gertrude... Je pense que je suis le dernier non ?
— Tu es le premier cher ami ! Et le dernier en effet ! Je n’ai pas invité Jimmy ni Sallie. Des petits accrochages, tu connais ça hein.
Hecbert hocha la tête en soupirant et entra dans la petite demeure. Il ôta son manteau et son écharpe, les posa sur la chaise qui attendait près de la porte et enfin, il alla s'asseoir à table, là où étaient posés deux bols et deux cuillères.
— Je pensais que nous serions plus nombreux. Comme chaque année. Tu mets un point d’honneur à te mettre tout le monde à dos toi hein !
— Mais non ! Ce sont eux ! Jimmy a été insultant ! Et sa femme l'a encouragé !
— On te refera pas ma p’tite Gertrude ! Sallie est une crème !
— Ainsi va la vie mon bon Hecbert ! N'en parlons plus, la soupe est bientôt prête !
Gertrude eut, l'espace d'une demi-seconde, un air contrarié. Hecbert ne souleva pas, il avait l'habitude des humeurs fluctuantes de la vieille dame. Depuis des années leur cercle amical se restreignait à petit feu, comme si une malédiction pesait sur eux, ou comme si la vie suivait son cours... chacun avait sa vision des choses. Pendant qu'il était à ses pensées sinistres et pleines de nostalgies à l’évocation de ses vieux amis, Gertrude s'affairait dans sa minuscule cuisine. Le bruit des ustensiles cognés contre la cuisinière de fonte résonnait dans la maison, et l'odeur alléchante qui commençait à arriver dans la petite pièce de vie fit frémir le palais de Hecbert. C'est qu'il ne mangeait pas beaucoup de petits plats fait maison ces derniers mois, se contentant d’avaler sagement des purées et des soupes en boîte, misérablement.
— J'espère que tu aimes la viande Hecbert ! lança Gertrude de la pièce voisine.
— Mais oui ! Même si j'ai du mal à la mâcher, je l'apprécie toujours autant ! répondit l'homme.
Gertrude arriva au salon avec une soupière fumante qui paraissait plus lourde qu'elle. Elle s'empressa de la poser au centre de la table et ouvrit le couvercle. La soupe à l'intérieur était appétissante, Hecbert en salivait. Des légumes coupés grossièrement, des morceaux de viande qui avaient l'air tendre, le jus couleur caramel... Un bon pot-au-feu comme ne savent le faire que les anciens...
Gertrude fit le service, elle plongea la louche dans la soupière et renversa celle-ci dans le bol de son invité puis dans le sien. Enfin elle put s'asseoir et ils commencèrent à discuter de choses et d'autres, ne laissant que de petits moments de silence le temps d'apprécier le contenu de leur plat.
Ils dégustèrent ainsi pendant un petit moment et enfin, après leur deuxième bol, le repas fut fini.
— Et bien Gertrude, c'était un régal, comme chaque année ! Tu t'es surpassée ! La viande était moelleuse, les légumes à peine croquants... Tout était parfait ! Dommage que nos amis n'aient pas été là pour déguster cette merveille !
Gertrude rougit de plaisir et se laissa aller à une confidence.
— Mon ami, je peux bien te le dire maintenant ! Ma viande, si elle est si goûteuse, c'est parce que c'est de la viande humaine !
Hecbert eut un hoquet de stupeur et éclata de rire.
— Tu m'as bien eu Gertrude !
— Je ne plaisante pas... Tu as vu le prix de la viande ces dernières années ? J'en ai tout un tonneau et demi ! Tu veux que je te montre ?
Hecbert perdit son sourire tout doucement et se tint la poitrine de peur que son cœur n’explose sous le coup de l’émotion. Il n'arrivait pas à croire qu'une si vieille petite femme soit capable de cannibalisme... Dans l’optique de ne pas contrarier Gertrude plus que de chercher à savoir si c’était vrai ou non, Hecbert la suivit à l'arrière de la maison. Quand elle lui montra les tonneaux de conservation, il dut bien admettre que c'était un pied qui dépassait... Il se signa, devenu tout à coup aussi pâle que la neige autour d’eux, et regarda Gertrude, interloqué.
— Tu en veux pour chez toi ? demande-t-elle innocemment.
— Mais... Tu es folle ? cria-t-il apeuré et en reculant tout doucement.
— Tu as apprécié non ? Tu disais toi-même que tu n'avais jamais mangé de viande aussi goûteuse et tendre ! Et c'est gratuit ! Entre amis, on peut bien s'entraider !
Hecbert dut bien avouer qu'elle avait raison… Mort pour mort… Ne valait-il mieux pas que ces gens servent à quelque chose d’autre que de nourrir les insectes dans leur tombe ?
Il regarda les tonneaux, puis Gertrude, puis les tonneaux à nouveau et dit, avec un haussement d’épaule désinvolte :
— Mmmh... J'en veux bien un peu... Mais attention ! Juste pour juger de moi-même !
— Tu préfères Jimmy ou Sallie ?