Horror Stories

Comme une vieille amie


Je n’avais pas prévu de mourir. Personne ne prévoit ça d’ailleurs, à moins d’être atteint d’une maladie incurable. Mais même là, personne ne sait quel jour son cœur s’arrête. Personne ne sait à quel moment son souffle va s’estomper à mesure des minutes… Personne.


Le jour où toutes ces certitudes se sont envolées comme de vulgaires plumes, j’étais à la gare. En partance pour Londres, par l’Eurostar. Lille, mon berceau, mon territoire, m'accueillait pour la dernière fois, mais je l’ignorais encore. Et j’ignorais aussi que tous ces gens qui buvaient leur café en papotant, ou en pianotant sur leur téléphone, seraient mes compagnons pour le grand voyage. Pour le dernier voyage. Ils étaient joyeux pour certains, blasés pour d’autres, indifférents pour le reste et moi.


Elle était belle. Pas magnifique, pas quelconque. Belle. C’est tout. Une robe noire, longue jusqu’aux chevilles, lui donnait un air de demoiselle de la mode parisienne des années 50. Ses bras nus se finissaient sur des mains manucurées parfaitement. Pas de maquillage. Brune. Voilà à quoi ressemblait la mort. Mais je l’ignorais encore.


Je l’avais vue aller vers les autres voyageurs avant moi. J’espionnais son manège. Je n’arrivais pas à comprendre les réactions des gens après son passage. Aussi étrange que cela puisse paraître, je ne l’avais pas vu une seule fois ouvrir la bouche, mais je voyais les autres lui répondre. Je voyais aussi leur visage changer. Ils tentaient de garder un sourire sans joie, pour ne pas pleurer devant les autres. C’est l’impression que j’avais. Ou la certitude. Les visages figés, résignés, ils tentaient tous, après, de faire comme si rien ne s’était passé. Mais de temps en temps, ils se retournaient tous, comme pour voir si la belle mort était bien là, réelle.


Elle s’est approchée de moi, s’est assise sur le siège laissé libre à ma droite et a posé sa main sur mon genou. J’ai voulu finir mon café avant qu’elle ne me parle. Mon dernier café, je le savais. Je le sentais. Je n’avais jamais vraiment prêté attention à la saveur amère de cette boisson. L’arrière goût de noisette. La douceur quand ça coulait dans la gorge. La chaleur que ça répandait dans mon estomac. Je n’avais même jamais vraiment regardé cette gare. Lille-Europe. La seule gare qui permettait de rejoindre l’Angleterre par l’Eurostar qui passait dans le tunnel sous la Manche. Drôle d’architecture, du métal et du verre. Même les ascenseurs étaient en verre, et ils me fichaient drôlement la trouille. C’est pourquoi je prenais toujours les escaliers.


J’avalais la dernière gorgée de café. Je savais à ce moment-là ce qui allait se passer. Avant même qu’elle ne m'insuffle ses paroles, je savais ce qu’elle allait me dire. C’était mon dernier voyage. Mes derniers instants ici-bas. J’espérais juste que ça ne serait pas douloureux.


— Non. Tu ne sentiras rien. Plus rapide que les éclairs.


Bon. J’avais ma réponse. Elle n’a pas ouvert la bouche et pourtant, je savais que c’était elle qui m’avait dit ça. Sa voix était étonnamment douce pour un être aussi morbide. En buvant une autre gorgée de café et en essayant de rester impassible, je me demandais pourquoi était-elle venue ici, nous prévenir tous.


— C’est mon rôle, tout simplement.


Ha. Donc voilà. Nous y sommes vraiment. Comment ça va se passer ? Je frissonnais un peu, je suis persuadé que si des gens m’observaient, ils auraient vu mon gobelet trembler.


— Ton train va dérailler. Tu fais partie des chanceux, tu mourras sur le coup. Ne t’en fais pas.


J’ai failli recracher la gorgée qui était restée dans ma bouche. Le choc. La peur. Je ne pouvais croire ce que j’entendais, même si une infime partie de mon être me disait que c’était vrai. Je ressentais jusqu’au fond des tripes que cette femme disait la vérité. Mais je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il y avait bien un moyen d’y échapper.


— N’essaie même pas d’y penser. Ton heure est venue, voilà tout. Si tu t’en vas, tu mourras d’une autre façon. Plus douloureuse elle. C’est ce qui attend ceux-là.


Elle me montra un petit groupe de jeunes, souriants. Elle n’avait pas encore dû aller les voir.


— Non, pas encore. Ils ont échappé de peu à un accident de laboratoire, en fabriquant des amphétamines il y a peu. Aujourd’hui, ils mourront, mais pas tout de suite. Ils se verront, les uns après les autres, souffrir puis me rendre leur souffle.


J’avais envie de vomir. Que m’arriverait-il si je partais en courant, là tout de suite ?


— Tu te ferais percuter par le bus en partance pour Bruxelles. Juste sur le passage piéton près des escalators. Deux heures à respirer avec un tuyau dans la gorge qu’on aura planté pour tenter désespérément de te maintenir en vie, mais je serais là, pour récupérer ce qui m’est dû.


Ha ouais… La vache.


— Pardon ?


Rien… C’est une expression, ai-je pensé, avec un petit rictus. Une expression bête et humaine, de surprise, d’étonnement… D’admiration même parfois.


— Intéressant. Tu sais que tu es l’un des rares dans cette gare à discuter avec moi, vraiment ?


Tiens donc. Peut-être parce que ma vie m’a apporté son lot de satisfaction, de souffrances, et que j’en avais ma claque ?


— C’est bien. Tu verras, ça sera comme si tu t’endormais.


Puis elle est partie. Probablement pour voir les autres passagers de l’Eurostar. Je voyais certains passagers avec des larmes sur les joues. D’autres complètement perdus, comme s’ils essayaient de savoir si tout ceci était vrai et non pas une gigantesque farce digne de paraître dans les émissions stupides que nous servait la télévision.


Les haut-parleurs ont alors annoncé le départ très proche de notre train. Je suis resté planté sur ma chaise quelques secondes, hésitant. Son regard m’a transpercé alors qu’elle était dans mon dos. Je savais qu’elle m’observait. Qu’elle nous observait tous. Alors je me suis levé, je lui ai souri et j’aurais juré qu’elle m’avait souri aussi. Je me suis dirigé vers les escaliers qui me menaient vers ma destination finale. Cruelle ironie du sort. Mourir dans un voyage pour en faire le dernier. Quel cynisme.


Arrivé sur le quai, j’observais le train. Il n’était pas différent de d’habitude. Seules les expressions des voyageurs étaient… résignées ? Chagrinées ? Elles n’avaient rien des airs enjoués que je vois d'ordinaire lors de ce genre de voyage. Nous savions tous. Et nous nous regardions tous. Quelle drôle de minute j’ai passée là. Je faisais mes adieux au monde.


Je suis monté dans le train et j’ai cherché la place qui me semblait la plus douillette, près des fenêtres. Pour la seule fois de ma vie, j’ai même étalé mes jambes sur les sièges devant moi. La fenêtre donnait sur les escaliers que je venais d’emprunter et en haut de ceux-ci, elle trônait, les mains sur la rambarde. Elle nous regardait, avec un visage peiné. Je lui ai fais signe. Elle m’a répondu. J’étais en paix avec elle, et avec moi-même.


Le train a démarré.