Horror Stories

Travail de nuit


Des papiers, encore et encore. Des signatures, en voulez-vous en voilà. Des dossiers, des crayons, des contrats, des annulations… ça n’en finissait pas et Jacques, le dernier employé encore en lice en cette soirée de doux été, était à deux doigts de pleurer devant le contrat qu’il avait sous les yeux. La porte de son bureau avait grincé au rythme des visites et des transports de dossier effectués durant cette interminable journée et les oreilles de l’homme, tout juste trentenaire, bourdonnaient comme une ruche furieuse. Le mal de tête qui avait commencé au début de l’après-midi empirait. Aucun dolicrâne, aucune huile magique mentholée, aucune échappatoire pour Jacques. Il devait terminer son travail avant de pouvoir rentrer chez lui se soigner, boire, manger et se reposer enfin. Terminer ce fichu contrat pour une firme dont il connaissait toutes les ficelles et dont il savait que s’il faisait la moindre erreur de chiffre, c’est toute la boîte, et pas seulement lui, qui coulerait. La responsabilité qui pesait sur ses maigres épaules dénutries lui chauffait les nerfs.
Allez Jacquot, encore quelques pages.” se dit-il tout haut dans son petit bureau plongé dans une obscurité tout juste contrée par une lampe de bureau, la toute première qu’il ait eu de sa carrière et qu’il avait trimballée de boulot en boulot. Il espérait bien que cette fois, ce serait son dernier déménagement.

Tip, tip, tip, les doigts de Jacques pianotaient impatiemment le dossier. Depuis le début de la soirée, il avait tout juste avancé. Certaines clauses du contrat lui paraissaient floues et il avait beau vérifier les chiffres avec le logiciel de la boîte, rien ne correspondait. Ses yeux lui jouaient des tours, la fatigue rendait les choses compliquées. Il avait besoin d'une pause mais hors de question de se l'accorder avant la fin. Encore une heure ou deux. Peu importait qu'il était déjà presque une heure du matin.

Tip, tip, tip… toujours à pianoter, Jacques dut se lever. Il pouvait s’empêcher de manger, boire, parler pendant des heures, mais uriner, ça… Agacé par la perte de temps qu’il se causait à lui-même, il sortit de son bureau après avoir défroissé les pantalons de son costume et desserré sa cravate rouge humide de la sueur qu’elle avait épongé tout au long de ce dossier impossible. Il fut frappé, en regardant autour de lui, debout sur une moquette impeccable, par le calme qui régnait, tout juste dérangé par le bruit d’une climatisation toujours allumée, et certains bruits de succion des canalisations cachées derrière des murs décorés chichement.

Les toilettes n’étaient qu’à quelques mètres. Le privilège des salariés de bas-étage, relégués là où ils n’emmerdaient personne, là où ça sentait mauvais, même si, il se l’avouait, l’endroit était charmant. Les sanitaires aussi l’étaient. Quand il n’y avait de de chien assis sur le carrelage noir qui vous regardait, babines retroussées.
“Tout doux, tout doux, chuchota Jacques, saisi en levant les mains.” Le chien, incongru au premier abord dans cet endroit - un beau Berger allemand au pelage brun et soyeux habillé d'un harnais rouge, garda la gueule ouverte et laissa le bouillonnement écumeux de sa bave couler sur le sol immaculé.
“Tu es le chien de garde de nuit, j’me trompe ? continua de chuchoter Jacques qui sentait ses entrailles se serrer dans son ventre douloureux et gardait les mains en l'air.”
Un grognement lui répondit. La bête, calme mais néanmoins méfiante, se releva sur ses quatre pattes et fit un pas vers l’employé qui ne put retenir un gaz, la peur étant plus forte que tout.

Le chien avança d’un pas encore. Puis d’un autre jusqu’à arriver aux pieds de l’homme paralysé. “Personne ne surveille ce clebs ?” se dit-il en essayant de contrôler sa peur. “Ils sont tous partis sans me voir ? Ils ont fermé la boîte sans même vérifier ? Mais…” et ainsi il cogita encore, ne faisant aucun geste, ne cillant même pas. “Ne pas donner de raisons. Ne pas donner de raisons.

Une éternité passa. Une éternité durant laquelle le chien avait jugé que l’homme ne présentait aucun danger et s’éloigna en refermant la gueule. L’employé désœuvré ne put savourer le soulagement qu’il ressentit. L’urine, dans la situation de stress qu’il venait de vivre, s’échappa de lui en un filet à l’odeur âcre. Elle imbiba d’abord ses pantalons et ses chaussures cirées pour finir par fuir vers les carrelage.

Et le chien, le chien qui ne faisait qu’obéir à ses instincts, s’approcha trop vite de la mare naissante, chaude et odorante pour lécher le tout. Jacques ne vit qu’une chose : une bête ayant les crocs trop près de lui. Le coup de pied partit comme un ressort, sans que l'homme y ait réfléchi, obéissant lui aussi à son instinct. La chaussure cirée atterrit en un éclair sur la truffe de la pauvre bête qui ne vit là qu’une agression.

Le lendemain, l’employé externe à la boîte, chargé du ménage avant la grande ouverture des bureaux, ne put que hurler en découvrant le corps déchiqueté de Jacques, mort dans son urine, baignant dans une mare de sang séchée et noirâtre. Le chien, lui, était retourné dans son chenil pour la journée, en attente d’une autre mission de surveillance. Son maître - un bien mauvais maître - n’avait rien vu, s’étant contenté de reprendre l’animal au petit matin sans rien vérifier. Après tout, il n’était payé qu’une misère, pas de quoi faire du zèle.
Le dossier sur lequel planchait Jacques fut donné au petit nouveau qui reprit le bureau du défunt, lampe et mal de tête compris.

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Histoire créée grâce à un tirage de dés donnant des éléments aléatoires. Les trois dés étaient : un chien, un homme en costume et un panneau "fermé".

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