Coin coin
auteur : Driller_killer
dernière modification le 2023-09-06 16:12:20
* trigger warning = message d'avertissement

— Papa ! Papa ! Vite, il est là !
L’homme grommela, se leva du canapé dans lequel il était confortablement installé pour lire son magazine spécialisé sur les différents magazines existants sur le marché et marcha vers la chambre de son fils. Elle était au bout à gauche d’un petit couloir plongé dans l’obscurité, juste devant la salle de bain qui, elle, était à droite.
— Allons bon, commença-t-il en poussant la porte où son fils, allongé sur son lit, pleurait. Alors, qui est là cette fois ?
L’enfant renifla, s’assit en s’adossant sur son oreiller gonflé et se frotta les yeux, déposant larmes et morve sur la manche droite de son pyjama Winnie l’Affreux.
— Le drôle d’oiseau papa, celui que nous avons vu au parc hier. Celui qui m’a pincé le mollet !
— Le canard ? s’étonna le père. Mais, il n’a pas pu arriver ici voyons. Tu te fais des idées Michelin-Eudes, parce que tu as eu très peur. Recouche-toi, ça ira mieux demain.
— Mais papa ! Il était là, je t’assure, à la fenêtre, comme s’il attendait que je lui ouvre ! Il m’a même dit de ne rien te dire ! Je l’ai bien entendu malgré la vitre !
L’homme, toujours tenu dans l’embrasure de la porte de bois, se mit tout à fait à rire.
— Un canard qui parle ! De mieux en mieux ici ! Je sais ce que nous allons faire jeune homme !
Plein d’espoir, l’enfant regarda son père sans cligner des yeux.
— Quoi ? Quoi papa ?!
— Tu ne regarderas pas la télévision de toute la semaine, voilà ! Ainsi tu ne verras plus ni monstre, ni yéti, ni canard qui parle ! Tu as quand même dix-huit ans mon bonhomme, il s’agirait de grandir un peu !
— Mais !
— Pas de mais. Maintenant sous tes couvertures et au dodo ! Bonne nuit.
Contrit, contraint, l’enfant obéit et ferma les yeux pendant que son père fermait la porte sans un bruit.
L’homme, une fois son magazine terminé et les quiz effectués – qui lui annoncèrent qu’il devait concentrer ses centres d’intérêt sur les engrenages et les pots de fleurs – déplia le canapé afin de préparer sa couche pour la nuit. Depuis qu’ils avaient déménagé dans ce petit logement au bord de la ville, il n’avait plus de chambre. Il ne s’en plaignait pas, mais plier et déplier le lit chaque soir commençait à lui peser, surtout quand il voyait que son fils, disposant d’une pièce bien à lui, n’y prenait pas plaisir. Une fois fait, les oreillers et la couverture douillette n’attendaient plus que lui. Il enfila son pyjama et se roula dans la douceur de son lit. Le temps s’égrenait discrètement par un léger tic-tac venant de l’horloge ancestrale au fond de la pièce.
Ce n’est que deux heures plus tard, alors que les deux habitants étaient profondément endormis malgré le remue-ménage de la soirée de la veille, que le palmipède dont parlait Michelin-Eudes entra dans la maison. Il avait trouvé une ouverture en la fenêtre de la cuisine restée ouverte pour chasser les odeurs de nourriture – McDo et pop-corn. Doucement, en prenant soin de ne pas trop frotter ses pattes palmées sur le carrelage, il avança et fureta dans la maison. Il battit parfois des ailes pour franchir les obstacles mis sur son chemin, comme les Légaux Batteman de l’enfant, ou encore les figurines StarGuerre du père. Les deux énergumènes avaient mené rude bataille la veille au matin au cours d’un jeu qui avait duré si longtemps qu’ils n’avaient pas vu le temps passé, d’où le McDo commandé en urgences, parce que flemme. Cancanant gaiement, prenant de l’assurance, le canard avança dans le couloir qui menait chez Michelin-Eudes. Il poussa la porte de son bec et…
— Ha ha ! Je te tiens !
Le père de famille venait d’attraper la volaille et la tenait à l’envers, palmes en l’air et bec vers le sol.
— Mais, coin coin ! Lâchez-moi bon sang !
Guère étonné par l’incroyable fait de voir un volatile causer comme lui et les autres, l’homme rit et chuchota :
— Alors mon fils avait raison ! Un canard qui parle, voyez-vous ça !
— Je fais mieux que voir, cher ami. Coin !
— Que faites-vous donc dans ma maison, et que voulez-vous à mon fils ?
Le canard, se débattant comme il pouvait, ne répondit pas tout de suite. Il analysa la situation et décida de garder le silence. C’était, selon lui et sa longue expérience de canard qui parle, le meilleur moyen de s’en sortir.
— Je t’ai posé une question ! Réponds ou je te déplume !
— Coin !
— Tu vas me faire croire que j’ai halluciné, que je ne t’ai pas entendu ? C’est raté, même mon fils t’as entendu !
C’en fut trop pour l’oiseau. À l’évocation de Michelin-Eudes, il n’en put plus et reprit :
— Parlons-en de votre fils ! Quelle est l’éducation que vous lui avait donnée ?
— Plaît-il ? S’offusqua l’homme en chuchotant toujours, mais un peu plus fort.
— Voyez-vous, cher ami à moustache, votre fils, pas plus tard qu’il y a deux jours, s’en est pris à mes enfants qui ne faisaient que nager innocemment dans la mare que nous occupons depuis des années. Il leur a jeté cailloux et quolibets. Je ne puis tolérer cela !
L’homme lâcha la bête qui se cogna en lançant un "coin" de douleur, et se tritura les méninges. Déjà il avait face à lui un animal qui parlait. Et qui accusait sa progéniture de méfaits dont il n’avait pas eu vent. Décidément, la nuit s’annonçait longue.
Le canard, remis de son émotion et la tête de nouveau dans le bon sens, secoua ses plumes et reprit la conversation.
— Monsieur, je ne souhaite qu’une chose, faire la morale à votre enfant, et nous seront quittes. Apparemment il en a cruellement manqué ! Ici, dans un lit d’enfant, avec des jouets alors qu’il a toutes ses facultés pour devenir un homme dehors… voyons… c’est triste, ne pensez-vous pas ? Si encore il n’était pas aussi cruel avec nous… Me laissez-vous lui donner leçon ?
— Ma foi… ce n’est que justice, répondit l’homme sans réfléchir une seconde.
Il ne voyait pas en quoi ce palmipède doué de parole pouvait être menaçant pour sa famille, alors il le laissa, lui donnant carte blanche pour faire ce qu’il y avait à faire. Il alla se recoucher, ignorant les hurlements de son enfant apeuré et les coins-coins lancé à tout va. Cela ne ferait pas de mal à son enfant d’être secoué un peu. L’espoir de le voir s’émanciper le rendait aveugle au danger.
Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, l’homme se réveilla en ayant oublié l’incident. Il se frotta les yeux et se leva. D’abord, il se rendit dans la chambre de son fils et fut rassuré de le voir bien endormi, paisible. Il ne chercha pas à voir s’il respirait encore. Ensuite, il alla se brosser les dents et uriner et enfin, il fila vers la cuisine afin de préparer le petit-déjeuner.
Ce n’est qu’une fois son premier café avalé qu’il sentit l’odeur.
De la viande rôtie ! se dit-il.
Puis il se souvint.
Ho merde… Ho merde pas ça…
Il ouvrit le four et découvrit la pauvre volaille bien juteuse et croustillante.
Il repensa à la nuit et à la conversation qu’il avait eue avec la volaille en question et se prit à verser une larme en sortant le plat du four. Une larme de joie.
Il a enfin fait quelque chose de sa vie, se dit-il ému.
Hourra, mon fils n’est pas un raté !