Le repos éternel
auteur : Driller_killer
dernière modification le 2023-08-19 14:14:04
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« Nous nous souviendrons d’elle comme d’une héroïne, presque une sainte, si je pouvais me le permettre. Elle était toujours là pour nous, pour les autres, pour les plus démunis et les plus marginalisés. Sa vie durant, elle a œuvré pour le plus grand bien, pour faire le bien. Chaque jour était un combat pour elle, toujours à soulager les maux, à tenter de sauver les innocents, à rendre les derniers jours de ses voisins meilleurs encore… Monique, maman, ma tendre mère dévouée, nous manquera. Elle manquera à notre communauté. Son empreinte ici-bas restera gravée, dans nos cœurs, dans nos esprits… Paix à son âme... »
Le murmure respectueux de sanglots étouffés des hommes, des femmes et des enfants venus mettre en terre leur bienfaitrice prit fin après un « amen » solennel une fois que Thomas, fils de la défunte et pasteur du village eut rangé son missel. Le soleil fit briller la dalle de marbre qui viendrait clore définitivement le chapitre du règne de Monique Latour, 75 ans, morte des suites d’une maladie silencieuse. Les larmes coulant sur les joues chauffées en plein été étaient un dernier adieu. Un triste au revoir. L’hommage. L’atmosphère alourdie par le chagrin, l’air n’en était que plus dur à respirer. C’était beau. Tragique.
Puis tout prit fin une fois la dalle scellée. La procession de visiteurs démarra lentement vers la sortie d’un cimetière ensoleillé, la vie reprenait malgré tout.
Les jours passèrent. Les mois s’écoulèrent.
Le ciel passa de gris à noir, de bleu à blanc. La pluie, la neige, l’orage, la grêle. Les éléments continuaient inlassablement à marteler les hommes et les femmes de la ville.
Les enfants naissaient, les gens mourraient, tous les jours.
Pendant que le monde était toujours monde, dans la tombe de Monique se passaient des choses qui ne concernaient que le monde d’en-bas. Des choses qui chuchotent.
Dans sa dernière demeure, Monique s’endormait et se réveillait fréquemment. Autour d’elle, du bois, des insectes, du tissu putrides et quelques os. Les siens, mus par les mouvements de ses rêves agités durant ces années de jours et de nuits noirs.
La vieille dame ne prit pas peur de son état, ni de l’endroit où elle était. Chaque fois qu’elle se réveillait, elle savait ce qu’il se passait et pourquoi elle n’avait pas droit au repos éternel. Celui dont on lui avait tant vanté les qualités au cours de ses nombreuses visites dans les hôpitaux pour veiller sur les malades.
Ce qui lui faisait peur, c’étaient les dizaines d’yeux fixés sur elle dans le noir. Des yeux qu’elle connaissait, mais dont elle ignorait la raison de leur visite si silencieuse et menaçante.
C’étaient les yeux de Robert, Jeanne, Teddy, Jean, Patrick, d’autres encore qui venaient, partaient à tour de rôle pour la tourmenter.
Monique supportait tout cela sans se soucier de sa robe en morceaux, des bijoux tombés dans sa cage thoracique vide, de ses orbites creuses et de ses doigts jaunis, secs, sans chair. Son corps tombait en poussière et bientôt, elle deviendrait une paire d’yeux dans un monde obscur.
« Messieurs dames, bonjour ! lançait-elle d’une voix fluette, celle qu’ils connaissaient tant. »
Ils ne répondirent pas mais s’approchèrent d’elle, toujours dans une ombre noire de laquelle on ne voyait rien que les yeux fous. C’était toujours la même chose. Elle parlait, attendait, s’endormait.
« Pourriez-vous me dire ce que vous faites ici ? demandait-elle encore. »
Les regards accusateurs s’avançaient toujours, touchant presque le crâne presque nu de la dame morte.
« Bon, je pense que nous ne tirerons rien de tout cela, aussi vous prierai-je de bien vouloir regagner vos tombes, chers amis. Nous parlerons plus tard. »
Monique fermait les yeux quelques secondes, qui durèrent véritablement, sur le monde ordinaire, des semaines à chaque fois.
Les années sur Terre continuaient de tourner, avec leurs lots de guerre, de paix, de profit, d’ennui, d’évolution. Monique n’était presque plus qu’un monceau d’os cliquetant au moindre mouvement, au sourire éternel depuis que sa chair était définitivement tombée et mangée.
Les yeux venaient encore, s’approchaient encore, s’éloignaient… et elle ne trouvait toujours pas ce qu’il fallait faire pour enfin fermer les yeux définitivement.
Au dessus de sa tombe, des fleurs, des plaques commémoratives, des hommages annuels aussi pour ses nombreux bienfaits. Monique entendait tout dans son trou de bois pourri. Le sourire figé sur le visage, sourire d’un crâne perfide et sournois, elle savourait chaque mot en se souvenant de chacun des noms cités par les mortels. Ses doigts maigres dansaient dans les airs comme une danse funèbre.
Puis vint le jour où, après avoir parlé de Georges, décédé d’étouffement après qu’elle lui eut rendu visite pour ses soins post-chimio, après qu’on eut rendu sa gloire pour avoir tenté de sauver Patrick d’une noyade hélas trop tard, qu’on eut reparlé de la famille qu’elle avait tant nourrie et aidé avant leur mort dans un incendie et qu’elle en fut seule survivante… un jour oui, on parla de son propre fils. Thomas, décédé dans la fleur de l’âge.
Il s’était suicidé après avoir reçu son leg. La maison familiale et les souvenirs qui s’y cachaient depuis toujours. Souvenirs écrits dans un petit carnet de cuir noir.
La dame, de son vivant, avait collecté les bonnes actions sous lesquelles elle cachait ses intentions réelles : voir.
Elle voulait voir les différentes morts, les différent souffles, les regards vitreux et les bouches tordues de désespoir. Tout cela sans jamais être soupçonnée de quoi que ce soit. Après tout, qui penserait qu’une mamie gâteau qui distribuait des bonbons aux petits enfants et qui rendait visite aux malades des hôpitaux pouvait être un monstre ? Un monstre au sourire édenté ourlé d’une bouche maquillée d’un beau rouge vif.
Qui pouvait savoir, à part les yeux sombres qui la hanteraient pour le restant de sa mort. Elle ignorait probablement que quelqu’un découvrirait son carnet bien caché sous une latte de bois dans sa chambre.
« Je vois, dit-elle aux premiers yeux qui vinrent après qu’elle eut pleuré son fils en silence avec son orbites poussiéreuses. Je vois maintenant. Chers amis… je... »
Elle n’eut le temps de rien dire qu’un chuchotement lugubre vint lui dire dans l’oreille :
« Nous serons là pour t’aider, nous sommes là pour te soulager, nous ne te quitterons pas, dors en paix. »
Une phrase qu’elle n’avait que trop dit lors de ses trop nombreuses journées de veille auprès des malades qu’elle regardait mourir, le sourire brillant sur un visage bien en chair.